vendredi 9 novembre 2012

Spécialités

Michel Valprémy





1. C’est spécial, ces gens qui s’en reviennent de la très belle ville d’Angers, ces gens qui disent : « Quelle belle ville Angers ! Quelle belle ville ! Et propre ! On n’y voit pas un seul Arabe ! » Ces gens qui, à la nuit tombée, trimballent en laisses d’argent quatre chiens de race pour encenser nos trottoirs, ces gens qui sentent les tapisseries royales, l’orchidée de cinq heures et l’anus mentholé.

2. C’est spécial, cette fatigue des mamans dans le bus, des mamans aimantes, des mamans de famille nombreuse. Comme leur regard change quand un instant la famille s’assoupit, quand cessent les bagarres à grands coups de petits drapeaux de chez Mc Donald’s ! L’œil des mamans se retire en dedans (est-ce l’oreille qui fait le guet ?) On n’y distingue plus la moindre étoile, la moindre lueur. C’est une mer morte. Les mamans dorment debout. De temps en temps, elles bâillent en dormant.

3. . C’est spécial, ces coupes au bol sur la tête des garçonnets. Ce n’est ni beau ni laid, c’est une mode. Dans un autre temps, du temps de ma jeunesse, cette coiffure de moine n’était pas prisée, elle couronnait un pauvre, un pauvre bougre, un pauvre pauvre ou, peut-être, le premier du catéchisme ; on s’en moquait. Aujourd’hui, c’est bien vu et personne ne s’en plaint. C’est parce qu’ils sont nombreux.

4. C’est spécial, ce souci mignard de l’homme des parures. La splendeur du chat exige une queue basse et les trous abolis. Ne toussez pas, Madame, j’en perdrais la raison.

5. C’est spécial, en automne, cette course aux romans, cette foire. La saison (qui l’ignore ?) n’est pas propice aux feuilles vives. Le roman, en automne, c’est comme les cèpes, les châtaignes, le vin bourru ; une saveur passagère, une bonne chiasse.

6. C’est spécial, les traductions dans les films en version originale. Au Jésus-Christ ! américain répond notre Putain !
 
7. C’est spécial, ces ombres du voisinage qui meurent sans crier gare, sans tambour ni trompette, ces ombres qu’on ne connaissait pas, qu’on saluait parfois, toujours au même endroit, à la même heure, à la même fenêtre, qui vieillissaient lentement sans doute, comme leurs murs, leur paillasson. Eux partis, rien n’a bougé en nos usages et nous n’avons pas versé une larme. Pourtant, ce matin, j’ai décrotté à grande eau mon devant de porte, j’ai hardiment secoué mon paillasson et je ne me suis pas montré à ma fenêtre, sur le coup de onze heures, pour guetter l’arrivée du facteur.

8. C’est spécial et unique ce que me dit, au printemps 1973, cette très belle femme qui est restée mon amie : « Si tu me l’avais demandé, je me serais couchée devant toi, sur le trottoir. »
 
9. C’est spécial, ces garçons qui ne savent pas ce qu’ils sont. La main gracieusement posée sur l’épaule d’une jeune fille déjà conquise, ils vous dévisagent (ils dévisagent l’homme en vous) avec des prunelles de plume, de brume ou de silex. A votre tour, fixez cette main gracieuse sur l’épaule de la jeune fille : aussitôt elle se retire, elle flotte un instant dans les airs, avant de disparaître, en douceur, comme une invite, dans la poche étroite, ventrale, pubienne d’un blue-jean.

10. C’est spécial, cette manie de dévêtir, en pensée, tous ceux qui dans leur comportement, dans leurs gestes, leurs discours, s’évertuent à discréditer le corps, la chair. Prenons un exemple suprême, ma bête noire favorite, ma tête de Turc, mon bouc émissaire, je veux parler du Pape. Le Pape ? j’aime à l’imaginer, au bas de la passerelle de l’avion affrété spécialement pour Sa Sainteté, à l’imaginer nu, à quatre pattes, car il baise la terre qu’il foulera bientôt, dans cette position miraculeuse que les volumes mis à l’Index exposent sous le joli nom de levrette.
 
11. C’est spécial, l’égoïsme de certains, ceux qui vous appellent chaque semaine, souvent deux et trois fois chaque semaine, pour vous dire qu’ils ne vont pas bien, pas très bien, ou qu’ils vont mal, très mal, que ça ne pourrait pas aller plus mal. Ils vous appellent, vous, parce qu’ils savent que, pour vous, ça va toujours bien, que pour vous ça roule toujours tout seul. Et vous savez bien, vous, vous le savez depuis toujours, que leurs maux infernaux ne sont que tracas ordinaires. Vous écoutez. Mais il arrive que vous souhaitiez renverser la vapeur, qu’à votre tour vous sonniez sérieusement le tocsin. Votre problème, trois mots suffisent, illico réveille leur longue lutte, leur chemin de croix avec toutes ces stations plus douloureuses les unes que les autres. Vous, vous ne pouvez pas savoir. Vous fermez les vannes et reprenez vos billes. Vous écoutez.

12. C’est spécial, ces cuisinières qui, toute la matinée ont mitonné une recette nouvelle et qui annoncent, au moment de passer le plat, un peu inquiètes ou très sûres d’elles : « Je ne sais pas ce que c’est, mais ça sera comme ça sera ! »



Le Cri d'Os n°2, 2è trim. 1993

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.