mardi 10 juillet 2012

On se dira demain

Michel Valprémy
Pour Joël



Personnages :

UN VIEILLARD
PREMIÈRE SORCIÈRE-LA CHRYSALIDE
DEUXIÈME SORCIÈRE-LA SOURCE
TROISIÈME SORCIÈRE-LA BACCHANTE
UN TRAVESTI
NARCISSE-ICARE
LES VAGUES (6 JEUNES FILLES)
LUI
ELLE
MÉPHISTO

(Une ère nue, sans relief, sans/décor. Le sol : noir. Tous les plans verticaux : blancs. Les éclairages libres mais sans couleurs. Au départ une bande sonore. Successivement, avec quelques surimpressions, chaque élément très distinct : des huées, des bravo/, une foule scande " DES PAPIERS POUR TOUS !!!", un martèlement de parade/militaire, des chants d'oiseaux, Callas dans Obéron, un roulement de vagues, un tocsin, un silence, un bruit de machine à écrire, un seul coup de, feu, un froissement amplifié de papiers des cris d'enfants en récréation, Barberian dans Stripsodie, des ronflements de moteurs, un silence, un extrait de Giselle — deuxième acte —, une sirène de pompiers, un silence, une alarme différente, un cri de femme, un silence, quelqu'un compte 1-2-3, 1-2-3, I-2-3, un long silence... Tous les textes pourront être enregistrés et mimés, dansés, par les acteurs et danseurs. Il va de soi, donc, qu'on ne tiendra pas nécessairement compte des diverses directives qui ne sont que des propositions, des suggestions)

UN VIEILLARD

(II entre, habillé de noir, traînant une chaise peinte en blanc pour le dossier et noir pour les pieds. Il marche à pas serrés, installe très méticuleusement la chaise au centre du plateau, face au public, s'assied avec précaution, les mains sur les genoux, les jambes jointes. Rien ne se passe. Il regarde fixement la salle avec une expression triste et compassée. Puis, sans que le visage et le torse bougent, les pieds se mettent à danser mais, plus qu'une virtuosité rythmique amusante, ils doivent essayer de raconter une histoire — guignol — comme, par exemple : une rencontre, un accord, un rejet. Le Vieillard retrouve ensuite son immobilité) Demain. Je disais ça aussi autrefois, au début. Avant. Du temps de ma jeunesse. Je ne saurai jamais ce que j'ai raté. Quel fil ai-je suivi ? Et pourtant.il aurait fallu y croire davantage. Sur le moment Oui, c'est ça, sur le moment. Ma perfection était là. Bien sûr je l'obtenais par fragments. Ils ne s'assemblèrent jamais tout à fait. C'était pareil avec les cubes. Il y avait toujours un défaut dans l'image. Je ne me souviens pas. Non. Je ne me souviens pas. Ah ! si, peut-être, le jour de la mort de... comment s'appelait-il déjà ? Un nom ancien je crois. Il voulait voler. Bêtement... Oui, ce jour-là, parce que j'avais décidé de renaître. Le lendemain. Ce n'était que l'illusion de ne perdre aucun regard. Je m'appliquais aux détails. J'ai abandonné par paliers. Ce que j'avais à dire personne n'en voulait. Ils avaient raison. On n'écoute que l'EX-TRA-OR-DI-NAI-RE (articulé mais à mi voix).Il ne se passe plus rien.

3 SORCIÈRES (chœur)

(Elles entrent, jeunes, noires, cheveux défaits, visages naturels, chevauchant des balais blancs. On peut envisager un autre objet symbolique plus actuel, aspirateur, antenne de télévision. Parade effrénée autour du Vieillard toujours immobile. Puis, comme une incantation :) CONTRE TEMPS ET CONTRE-JOUR CONTRE TOI ET CONTRE TOUT PAS À PAS POLLUELLE PIROFLAMME (Elles poursuivent leur ronde et reprennent en chœur :)

PREMIERE SORCIÈRE

(Elles s'adresseront toujours au Vieillard fixées en triangle autour de lui)

Plus de vin, ton verre est renversé !

DEUXIÈME SORCIERE

Plus de fumée, ta pipe est engorgée !

TROISIÈME SORCIÈRE

Plus de femme, on a noué l'aiguillette !

1
On a noué l'aiguillette !

2

Fin du rêve ! Impasse du songe !

3

Plus d'adolescents glabres et fessus !

1

Ton futur est désert !

2

Le présent stérile !

3

Le miroir gelé !

1

Tes pieds ont fini de danser !

2

Tes mains de palper !

(Elles reprennent leur course.)

I, 2, 3 (chœur)

On a noué l'aiguillette ! ON-A-NOU-É-L’AI-GUI-LLE-E-E-E-TTE

3
Tu n'y as vu que du feu !

1

Tu as noyé ta mémoire !
2

Demain c'est toujours trop loin !

3

Demain c'est toujours demain !

I, 2, 3 (chœur)

Aujourd'hui c'est trop tard, trop tard ! (Elles s'immobilisent, le visage tourné vers lui, sans hargne — l'évidence du constat —, lentement le Vieillard lève les bras et se cache les yeux) TROP- TARD !!!

1

La pupille est éteinte !


2

Le masque est fripé !

3

Toutes les dents de fer !

I

Les glandes desséchées !

2

Les muscles ramollis !

3

Les viscères paresseux !

I

II n'y a plus d'histoire !

2

Plus d1élan !

3

(Un murmure) Même dans la tête !
(Elles sortent par des coulisses différentes)

UN VIEILLARD

(II reprend sa position de départ. Tirant sa chaise il gagne le fond de la scène — situation excentrée — la dispose comme la première fois mais l'enfourche dos au public.)

UN TRAVESTI

(II entre du côté opposé, en "menées", habillé en Giselle — deuxième acte —parfaitement imitée mais avec des marques masculines visibles — les poils. Le comique, s'il a lieu, ce qui n'est pas nécessaire, doit drainer une émotion. Le Travesti gagne le milieu de la scène. On entend une bordée d'injures et de sifflets. Il relève son tutu et fuit — image des dessins animés.


UN VIEILLARD

(II monte sur sa chaise, pose les mains sur le dossier et se penche en avant.il reste un instant en suspens et tombe. La chaise se renverse. A terre plus rien ne bouge)

NARCISSE

(Un jeune homme entre en devant de scène, après la chute du Vieillard, presque simultanément. Il est uniquement vêtu d'un linge blanc, une sorte de pagne. Il faut qu'il soit luisant ou mieux, humide, comme s'il sortait de l'eau. Au départ il se cache les yeux. Danse de Narcisse. Voix off, féminine. Lecture très lente avec des pauses importantes). Si proche de moi. Presque .Même. Même dans l'eau mazout. Mon iris noir, soudain. Le destin à portée du regard. J'ai tout souhaité couché en mon miroir, sur les pavés luisants et l'excrément des chiens, contre l'eau douce des champs et toutes rigoles, vitrines ou rétroviseurs... Tout ce temps de première enfance pour biffer le dégoût d'une écorce de lait, de mou, de gras où la fête était une vitre brisée, le voile d'un crachat. Ce n'est que plus tard. Je me buvais aux abords du contact sans vouloir rien éclaircir. Un fragment pour oser. La distance des cils. Bien avant l'idée du baiser. Pour l'appât du fruit souple, ces lèvres qui se taisent. Qui me dira mon nom ? Le vrai. Celui que l'on invente. Personne ne m'appela. J'étais seul aux baignades, sur la cuvette matinale. Je répétais : demain ça ira mieux, ça ira bien. Il me parlera, je me reposerai de trop d'histoires inventées, les songes des siestes lentes. Il faut que je me regarde ! Il faut que je boive ! (II s'immobilise)

UN VIEILLARD

(Toujours lentement il se relève, redresse son siège et l'installe le dossier du côté du public, il s'assied normalement, il regarde donc le fond de la scène)

PREMIÈRE SORCIÈRE-LA CHRYSALIDE

(Elle a quitté son balai ou tout autre accessoire. Elle entre en courant traînant une longue écharpe rouge — plusieurs mètres. Narcisse fuit. Danse de la Chrysalide. Sons : des froissements de papiers, des craquements d'écorce... etc. Description aléatoire de la danse : un jeu avec l'étoffe. Le serpent à terre, une étreinte, un vêtement cachant une nudité, la parade de Salomé, le fil d'Ariane — la tendant au Vieillard il peut mimer presque sur place la marche de Thésée. Encore, un drapeau, une banderole... De toute façon en fin de parcours elle s'enroule, s'enveloppe progressivement dans 1'écharpe ainsi qu'une momie et demeure debout, inerte. Le bruitage cesse. Des voix de femmes à l'unisson :) Retarder ma naissance ! Demain sera meilleur, plus chaud. La saison et l'étoile unies. Pourvu que je ne sèche pas avant de me ré jouir. Mes sœurs me disent qu’ailleurs, dehors, ce n'est que l'illusion. Par trop de sensations elles s'éventent. Alors, au zénith d'exister la mort déjà engourdira mes ailes. Je suis réconfortée au moelleux de ma chrysalide. (Elle tombe à genoux) Il est tard. J'ai trop attendu. Je ne sortirai pas la nuit et je crains la lumière. Je me disais : demain sera le bon jour ! (spasmes). Je meurs aveugle et satisfaite.(Elle se balance régulièrement comme un enfant autistique, un animal en cage.) Dehors c'était peut-être la pluie, les fleurs fermées, l'air interdit. Plus loin, j'irai plus vite. Il y a un mystère et j'y serai.( Elle s'allonge. Un râle doux et prolongé.)

UN VIEILLARD

(Il se lève, s'avance vers la chrysalide, se saisit d'un bord de l'écharpe et tire, le corps roule jusqu'en coulisses. Il pose à terre le tissu qui dessine une sorte de sentier écarlate. Il se place dessus, au départ, et marche en cherchant son équilibre, comme un funambule. Arrivé à l'autre extrémité il se retourne en regardant le chemin parcouru (main en visière). Il respire avec difficulté, essoufflé. Il s'agenouille tirant à lui l'écharpe par à-coups réguliers. Quand il a fini il s'éponge le front d'un revers de manche, il se relève péniblement et sort.)

UN TRAVESTI

(Il entre du côté où il est sorti, comme la  première fois mais en tutu court de cygne. Mouvements ondulés des bras. Même séquence, un coup de feu, des plumes volent autour de lui, il joue son drame jusqu'au bout se couchant comme dans "la mort du cygne". Un autre coup de feu, il se lève en catastrophe   et quitte la scène au plus vite.)

UN VIEILLARD

(Il revient en se frottant les mains avec satisfaction. Tout en se dirigeant vers son siège il se retourne par intermittences avec un air entendu. Il monte sur la chaise et mime un envol, d'abord avec les bras puis en levant une jambe. Il s'écroule et reste inerte dans sa position de chute. Bande son : des cris d'oiseaux. Un silence.

LES VAGUES

(Fin de la bande son. Entrent les vagues. Différentes possibilités de costumes. Maillots académiques avec des traces de filets et de varechs, costumes 1925 des bathing beauties. Elles se disposent dans un angle de la scène en un dessin régulier qu'elles ne quitteront plus. Leur mouvement suffisamment développé pour symboliser la houle sera répétitif jusqu'à l'agacement pendant toute la scène d'Icare. Elles feront elles-mêmes leur support musical : percussion des pieds, martèlements, glissement, ainsi qu'un éventail de gémissements cadencés. Elles n'illustreront à aucun moment le discours d’Icare.)

ICARE

(Il entre du côté opposé aux vagues, vêtu comme Narcisse avec des traces de brûlures sur les épaules et des restes de plumes. Il ne mime ni vol ni nage. Il se précipite au milieu des danseuses comme vers un refuge, le but d'un long désir. Pendant son monologue toutes les expressions seront concentrées dans des mouvements diversifiés de tête et de nuque, voire de torse.) J'ai erré tout hier pour m'expliquer la terre léchant les murs ocre du labyrinthe. Je suis bien. Je n'enviais pas les rides soucieuses de mon père. Il répétait tressant les plumes : demain tu marcheras en liberté. C'était un faux exemple. Il ne savait rien de moi. Je n'osais plus bouger de crainte d'effacer ses calculs sur le sable. La nuit dernière j'ai faussé ses mélanges de gommes. Je n'ai connu le feu que pour m'y brûler. La vitesse fut ma récompense. Je finirai dans l'épreuve des quatre éléments. Je suis au terme du trajet. Qu’ai-je de meilleur à connaître ? J'ai voulu mes fièvres solitaires. Isolé je ne me cachais pas. Je n'ai donc rien choisi. Sirènes vous m'appelez en vain. Vos chants sont coupables. Vous avez déjà capturé mon père.(Un temps. Est-ce moi qui l'ai tué ?

UN VIEILLARD

(A ce moment précis il se ramasse pour se mettre à genoux face au public, les mains sur les cuisses. Il imitera ostensiblement les mouvements du jeune homme.)

ICARE

(Le monologue s'est interrompu brièvement pendant le déplacement du Vieillard. Il reprend :) Et préférer le sel, même dans la couture de mes plaies. Le soleil disparaît. Dans l'éclair je vais revoir ma vie. J’aurais appris si vite. Demain je reviendrai pour un autre parcours. (Il sort comme un aveugle.)

LES VAGUES

(Bande son : quelqu'un compte 1-2-3, 1-2-3 les vagues se réunissent 2 par 2 et valsent d'une manière mécanique, sans aucune expression.)

UN VIEILLARD

(Il se lève, tire sa chaise au centre des couples, s'assied face au public avec la fixité du début.)

DEUXIEME SORCIÈRE-LA SOURCE

(Cheveux défaits piqués de fleurs, jeune et belle, elle semble chercher quelqu'un parmi les couples. Des mains elle interroge le vieillard qui ne réagit pas. Elle hausse les épaules et sort. Les danseuses disparaissent, enlacées.)

UN TRAVESTI

(II entre vêtu comme une diva, s'avance, jusqu'à la rampe, salue plusieurs fois répondant à des applaudissements que l’on n'entend pas, fait un geste de remerciement, toussote deux doigts sur les lèvres, se concentre... etc. Un léger mouvement de tête à un chef d’orchestre invisible. Disque de Caillas dans Obéron. Playback ? impeccable .Soudain le son se dérègle. Désespoir du travesti qui trépigne et sort.)

UN VIEILLARD

(II s'est mis à rire excessivement — muet — en se tapant sur le ventre. Puis il monte sur sa chaise, s'assied sur le dossier, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, le rire s'étant transformé progressivement en sanglots.)

TROISIEME SORCIÈRE-LA BACCHANTE

(Elle entre masquée — une bacchante .Deux masques dans les mains, un visage de femme, un visage d'homme. Pendant sa danse  elle prend a partis le Vieillard allant jusqu'à le frapper. Il gardera toujours sa position initiale. Musique : clameurs des cris d'enfants, Berberian dans Stripsodie, une œuvre de Ligeti.) Plus de processions, de pèlerinages ! Le corps est flasque. La vertu a noué ses bandeaux. Pourquoi l'enclos, la cave, pour jouir ? Toutes liqueurs. Une dérive. L'ivresse de tout dire, tout vivre. Rassemblez-vous dans les cirques, sur les plages et toutes prairies jusqu'à trembler de vous comprendre multitude. Une énergie inconnue. L'orgie de vos délivrances. Point d'augure, de présage ! Que rien ne dure ! Créer et détruire ce qu'on a créé. Demain n'existe pas. Nous n'adorerons que la force, l'animal. Tous les instincts. Forniquez sur les fourrures dans l'odeur du musc ! Si vous n'osez pas buvez de ce vin chaud, croquez ces graines aphrodisiaques, fumez cette pipe parfumée ! Après, vous saurez qui vous êtes, peut-être.(En hurlant) VOUS AUREZ VRAIMENT LE CHOIX !!! (Doucement) Vous serez innocents. Pur ! (Elle sort avec précipitation en laissant tomber les masques.)

UN VIEILLARD

(Il s’éveille progressivement de sa léthargie, regarde autour de lui comme s'il découvrait un monde nouveau. Il ramasse précieusement les masques, un dans chaque main, et court dans la direction de la bacchante. Juste avant d'entrer en coulisses il croise un couple passant entre Elle et Lui.)

UN COUPLE

(En croisant le Vieillard ils s'emparent des masques. Lui, le féminin, Elle le masculin. Ils s'avancent jusqu'à la chaise, s’assoient dos à dos, le visage tourné vers le public. Au départ, donc, les deux masques se touchent. Ce sont les personnes qui parlent, le visage dissimulé.)

LUI

On se dira demain.

ELLE

On se dira demain.

LUI

Au fond des cafés.

ELLE

Tu ne seras plus en grève.

LUI

J'aurai rangé mes pancartes, mon masque, mes grenades.

(On entend une foule criant : "DES PAPIERS POUR TOUS !", un martèlement de parade militaire, des bruits de luttes. D'abord très présents, puis en sourdine.)

ELLE

On se vieillira tranquillement.

LUI

Jusqu'à la retraite.

ELLE

Tu me couperas encore des roses ?

LUI

Je ne laisserai pas rouiller mes outils.

ELLE

On n'ira pas à l'hôpital, dis ?

LUI

S'il le faut je te ferai moi-même les piqûres.

ELLE

Tu ne partiras pas.

LUI

Et puis je reviendrai.

ELLE

Nos enfants oublieront de venir nous voir.

LUI

On gardera toujours le même chien bâtard.

ELLE

Le Dimanche on se promènera dans les rues piétonnières, les parcs, au jardin-public, à la campagne. On ira peut-être à la mer.

LUI

Mais jamais au zoo ! (Les clameurs reprennent. Ils crient.)

ELLE et LUI

Il faut y aller.
LUI

A demain !

ELLE

A demain !
(Les clameurs cessent très soudainement. Les masques tombent lentement.)



LUI

J'ai de longues questions à te dire.

ELLE

Ne nous apprenons pas si vite.

LUI

Je te veux un Dimanche, au matin, fenêtre ouverte.

ELLE

Je ne suis inquiète que pour toi. M’oublieras-tu avant de me connaître ?

LUI

Tu me raconteras encore ton premier chagrin, celui du verger détruit.

ELLE

II ne faut pas me mentir, j'ai déjà si peur, parfois, de la vérité.

LUI

Embrasse-moi !

ELLE

Oui !
(Ils ne s'embrassent pas.)

LUI

Embrasse-moi encore !

ELLE

Oh ! oui !
(Ils ne s'embrassent pas. Face à face ils commencent de se séparer.)

LUI

Restons ensemble !


ELLE

Je ne bouge pas de toi.

LUI

Je te prouverai.

ELLE

Oui, si calme.

LUI

A demain !

ELLE

A demain ! (Ils sortent dans des coulisses opposées)

UN TRAVESTI

(Il entre avec un costume rappelant Marilyn Monroë. Musique de boîte de nuit — strip tease — et commence des effets de boa dans lequel il s'empêtre et tombe. Au comble du désespoir — on insiste — il arrache sa perruque. La robe glisse aussi — l'effet doit être rapide. Il est nu. Il ramasse ses effets et sort calmement.)

MÉPHISTO

(Cris de sirènes, d'alarmes, d'alertes, de klaxons, trafic des jeunes filles, identiques, neutres + valises, filets à provisions... etc. Il entre en courant vêtu d'un uniforme symbolisé. Gestes très chorégraphiés : ordres, circulations, colériques et grotesques.)

UN VIEILLARD

(Il s'avance avec peur, la chaise levée et surveillant Méphisto entre les barreaux.)

MÉPHISTO

Approche !

UN VIEILLARD

Qui ?


MÉPHISTO

L'imbécile !

UN VIEILLARD

Moi ?

MÉPHISTO

Vos papiers !

UN VIEILLARD

J’en ai pas,

MÉPHISTO

Vos papiers !

UN VIEILLARD

J'en ai plus. On veut plus m'en donner. On dit que j'y ai pas droit, on dit que je suis pas du pays, on dit que je les perds toujours, on dit que je suis trop vieux, que j'ai les pieds trop larges.

MÉPHISTO

Tais-toi !

UN VIEILLARD

(Fouillant dans ses poches.) Mais j'ai ma décoration de premier colporteur ...à l'unanimité.

MÉPHISTO

Alors accroche-la sur ta manche ! C’est obligatoire ! Et visiblement, sinon je te verbalise.

UN VIEILLARD

Je l'ai perdue. Je n'ai plus rien. Je suis usé. Je suis fini.

MÉPHISTO

(Il souffle dans son sifflet puis regarde autour de lui avec prudence et se met à parler bas.) Tu sais je peux tout pour toi, t'enlever les contraventions, te faire poser des prothèses sans aucun frais, t'obtenir un F2 gratis derrière le périphérique, le droit de manger à toute heure du pain et du chocolat.

UN VIEILLARD

(Pleurant.)J’ai perdu ma médaille. A l'unanimité je vous dis.

MÉPHISTO

(Un coup de sifflet.) Une assurance sur la vie, une voiture d'infirme, un abonnement aux transports urbains, des tickets de cinéma, de restaurant, une semaine dans une station thermale, une cotisation à une agence matrimoniale avec remboursement après 10 échecs, 75% de réduction sur les pompes funèbres.

UN VIEILLARD

Taisez-vous, taisez-vous, Monsieur, Monseigneur, Mon Capitaine, Votre Seigneurie, Mon commandant, Votre Sainteté, Mon Président. Je voudrais seulement, un instant, un fragment d'instant, je voudrais recommencer, revivre le temps fervent où je n'avais jamais franchi une frontière, jamais vu une mosaïque. S'il vous plaît, par faveur, de votre haute bienveillance, en tout espoir de cause, en confidence, en express et recommandé.

MÉPHISTO

(Un coup de sifflet) Tu jures en échange de ne vivre que le présent, d’exclure tous les projets, d'exister sans pause, sans repos, dans la surprise, dans l'immédiat et pour l'éternité

UN VIEILLARD

Je vous le promets. (A part) Je ne/jure jamais.

MÉPHISTO

Jure !

UN VIEILLARD

Je vous le promets. C’est pareil ! Vous me donnerez une médaille ?

(Méphisto donne trois coups de sifflet. Sortie des jeunes filles)

DEUXIEME SORCIERE-LA SOURCE

(Elle entre portant une cuvette et un broc, ce dernier sur l'épaule à la manière d'une amphore. Elle pose la cuvette sur la chaise et la remplit d'eau. Elle s'avance vers le public s'assied par terre et lisse ses cheveux.)

UN VIEILLARD

(Il s'agenouille devant la cuvette et se lave le visage.)

DEUXIEME SORCIERE-LA SOURCE

J'ai mélangé à l'eau de la source des fleurs d'amandiers cueillies sous la première lune rousse. La recette du meilleur baptême. Je ne vieillirai jamais. Je suis pure  pour toujours, fraîche et lisse. (Un temps.) C'est juste. Mes cheveux sont prêts. L'aube approche là où il n'y a pas de jour. (Elle se lève et quitte doucement la scène.)

UN VIEILLARD

(Transformé en jeune homme.)J'ai peur soudain de tout ce séisme en moi. Cet étrange glissement. Il faut attendre. Il faut que je me repose.

MÉPHISTO

(Un coup de sifflet.) Tu as juré.

UN VIEILLARD

Je veux dormir.

MÉPHISTO

 Tu as promis.

UN VIEILLARD

 Je  vais prendre le temps.

MÉPHISTO

(II s'époumone dans son sifflet.)

UN VIEILLARD

Demain !


Inédit, 1980

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