dimanche 8 juillet 2012

L'oublieuse

Michel Valprémy



Maorie n'a pas pris le scion d'osier, elle ne sait p&s ce qu'elle fait. De toute façon les oies connaissent le chemin des chaumes, elles se dandinent en file indienne sur l'étroit sentier bordé de noisetiers, cancanant à l'envie. De temps à autre, sans interrompre la marche, un long cou disparaît sous un buisson de ronces à la recherche d'une herbe rare. Le jars réprimande la gloutonne en la mordant avec obstination et, d'un orgueilleux dépit, lâche sa merde verte. Marie sourit, plaque en vain de la paume une mèche de cheveux que le vent dérange. Marie ne pense à rien de précis, elle suit son troupeau, prend garde de ne pas rouler sur une branche morte, de ne pas buter contre la saillie d'un silex.
Assise sur une souche près du ruisseau aux écrevisses, les pieds dans le courant, Jeanne attend Marie. Jeanne travaille à la ferme des Bernichaud qui l'ont élevée et qui, depuis qu'elle est en âge de travailler, c'est-à-dire depuis ses six ou sept ans, se remboursent de lourds sacrifices en lui confiant les besognes les plus éreintantes. Jeanne repose son dos bossu, les gerbes et fagots peuvent attendre, personne ne la surprendra ici. Elle gratte ses jambes avec la pointe de sa faucille, dessine sur sa peau des zébrures blanchâtres et croûteuses. Jeanne attend Marie en agitant ses orteils dans l'eau qui, autrefois, était si claire, si transparente.
Jeanne et Marie ne s'embrassent pas, ne se serrent pas la main, il y a trop longtemps qu'elles se connaissent. Elles parlent des oies, de la luzerne et du bois qu'il faut rentrer avant la mauvaise saison» Jeanne se plaint des nouveaux fermiers, les jeunes de la ville qui ont racheté la Terre Carrée, abattu les arbres et fait brûler la lande aux genévriers : "C’est fini le bon temps, ils vont tout amocher, on ne reconnaîtra plus le pays !" Marie hausse les épaules, retire un de ses peignes pour discipliner la mèche rebelle. Jeanne continue de marmonner en accrochant la faucille à sa ceinture. Marie finit par dire qu'elle ne pense plus au bon temps, qu'ils peuvent bien faire ce qu'ils veulent avec la Terre Carrée, la lande aux genévriers, qu'ils peuvent mettre le feu aux bois, aux vignes et même au village et qu'elle, la Jeanne, elle peut brûler avec. A son tour Jeanne hausse les épaules, charge les gerbes sur son dos : "Marie je ne t'ai jamais vue dans cet état, tes yeux on croirait des clous!" Marie répète qu'elle veut tout oublier, qu'elle ne demande rien à personne. Jeanne n'ose plus parler des magazines que Marie lui porte chaque semaine. Jeanne les dissimule "contre son poitrail" et, dans la remise qui lui sert de chambre, en cachette des Bernichaud, elle regarde les images des réclames, de la mode et du roman-photo. Marie sait ce que Jeanne attend, elle y a pensé tout à l'heure en quittant la mai son. Elle s'est approchée du buffet, a ouvert la porte, mais au moment de choisir quelques numéros, ceux qu'elle n'avait pas encore lus, elle a décidé qu'elle n'en ferait rien.
Depuis quelques jours Marie n'est pas dans son assiette, elle a l'estomac barbouillé, des aigreurs, elle ne peut plus boire son verre de lait cru quotidien sans avoir envie de vomir. Marie ne comprend pas ce qui se passe, elle qui était toujours d'attaque. Marie se réveille tard le matin, si tard qu'avant-hier le boulanger était passé. La voisine inquiète, dut forcer sa porte craignant de la trouver morte. Marie souhaite que ce soit déjà l'hiver, le temps des gelées, elle resterait assise dans son fauteuil, près de la cheminée, ne sortirait que pour nourrir les bêtes.
Marie a rejoint ses oies, Jeanne ne l'a pas accompagnée jusqu'aux chaumes. Marie ne regrette rien, elle n'a pas envie de parler, d'entendre ces radotages au sujet des nouveaux de la ville qui, pour sûr, croient en remonter a tous. Marie n'a pas emporté son tabouret pliant, comme elle dit, c'est la première fois que ça lui arrive. Autrefois elle s'asseyait dans l'herbe, face au soleil, mais aujourd'hui elle ne peut plus se relever sans se tenir. Depuis le départ de son petit-fils Marie tourne résolument le dos au couchant. L'été dernier il se plaisait encore à la rejoindre et, main dans la main, sans parler, ils admiraient la fin du jour. Marie lit un feuilleton détachable, l'histoire véridique d'une châtelaine ruinée pour l’amour d’un va-nu-pieds. De nouveau la mèche est retombée sur son front, Marie a du mal à suivre les lignes, sa vue se trouble, les mots agglutinés forment une bouillie incohérente. Marie prend son tricot, les quatre aiguilles un peu torses. Elle ne sera pas dépourvue de bas. Marie se demande si la châtelaine retrouvera ses biens et son honneur. Une feuille de noyer se pose sur son bras. Elle aperçoit derrière la haie des Bernichaud, Jeanne qui fait semblant de ne pas la voir. Marie n'a plus de laine, elle a sauté quelques mailles. Agacée, elle tape du pied nerveusement défait son ouvrage qui se dévide dans la luzerne. Jeanne a disparu, Marie hésite à l'appeler puis renonce, les oies s'égarent dans le champ voisin, Marie roule sa laine en pelote serrée. Un haut-le-cœur l'oblige à sortir son mouchoir, elle crache quelques glaires.
C'était dimanche, Marie préparait le rôti pour la visite des enfants Elle ouvrit le tiroir de la grande table pour prendre la ficelle de cuisine, il n'en restait qu'un bout trop court. Elle chercha vainement l’ancien saloir au-dessus de la crédence, dans les endroits secrets où elle avait l'habitude de cacher ces petits riens dont on a toujours besoin. Marie disait toujours qu'elle avait de tout pour toute sa vie.

Inédit

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