jeudi 5 juillet 2012

La chambre orange

Michel Valprémy



Dans la lumière boulangère de l’été
Thierry Dessolas


Dès le second jour du voyage, je ne voulus plus quitter la chambre. Je prétextai des lourdeurs d'estomac, un ventre démesurément gonflé. Il suffisait d'entendre le boucan à l'intérieur, les gargouillements, un raffut de tous les diables. J'accusai la morue grillée de la veille, l'huile d'olive frite.
Thomas n'en attendait pas moins de moi. A Grenade et Florence, j'avais déjà horriblement souffert des dents ; au Caire, à Marrakech, des coliques me tenaillaient ; je crachais du sang à Amsterdam ; et à Nice, oui, à Nice, un eczéma on ne peut plus spectaculaire me couvrait le visage et les mains.
Cette fois-ci, à Lisbonne, malgré d'inavouables efforts, je compris qu'aucun malaise tangible ne s'installerait. Thomas souleva ma chemise et, en un clin d'œil, estima que j'étais plus plat que la morue du dîner, fort succulente, et fraîche, fraîche avant tout, très. Il confondait, bien sûr, morue et limande. Il n'insista pas. Il sortit, seul.
Il sortit seul chaque jour de la semaine. Jamais je ne m'étais senti si bien portant. Le soir, il me parlait du Tage, de l'Alfama, du tremblement de terre, des magasins incendiés, des torsades manuélines, des couples d'aveugles, du bruit incessant des baisers dans le métro, d'un Jérôme Bosch, des écuyers de l'arène sur leurs chevaux fringants et des beaux garçons métis à l'œil oblique.
Il m'achetait du raisin et des biscuits farineux. Il me plaignait de devoir rester enfermé. Il ne comprenait pas. Il croyait que je continuais de détester toutes les villes, la foule, les places publiques, les commerces. Il ne savait pas qu'à force de patience et de réflexion, avec trois fois rien, quelques planches et des rideaux qui ne servaient plus, j'avais bâti, en plein air, l'été de mes sept ans, une chambre magnifique, une chambre orange, celle d'un berger qui deviendrait roi.
Le matin, à Lisbonne, je m'ennuyais. A aucun moment je ne tentai de retenir Thomas ; passé midi, il eût fallu le pousser dehors. Je comptai et recomptai les centaines de fleurs de la tapisserie, les milliers de petits carreaux de la salle de bains. Je fis de la gymnastique, des exercices de jeunesse, difficiles et douloureux. Je me rasai les aisselles, le pubis, les orteils. Je ne lus pas, n'écrivis pas.
Dès quatorze heures, le soleil s'infiltrait à travers les stores dépliés ; il embrasait la chambre ; et mon corps nu, trop pâle, prenait la couleur des tourtes d'autrefois, d'un pain bien cuit que l'on aimait caresser, à l'endroit, à l'envers, avant d'y plonger sans regret le couteau.

Interventions à Haute Voix n°19, "Chambres", juillet 1990

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