mardi 3 juillet 2012

Je lui dis, d'abord

Michel Valprémy



Je lui dis, d'abord, que des aphtes m'empêchent de parler, d'articuler clairement, ma langue est épaisse, gonflée, saignante peut-être. Je lui dis de patienter un instant, je dois me rincer la bouche avec de l'eau-de-vie de prunes, je ne supporte pas le vinaigre ni les bains pharmaceutiques. Je lui dis que je lui raconterai, après, des histoires douces et plaisantes, des histoires d'avant lui, des romans où les héros agonisaient dans la fleur des ans, quelques contes faciles où les enfants, au premier poil, sont dévorés, perdus. Je lui dis, ensuite, que P., ce matin, était blême, verdâtre, son haleine rance perceptible à deux mètres, ou plus. Il faudrait le forcer à boire du lait, à manger du poisson et des fruits de saison, il faudrait, oui, le forcer, le gifler, l'envoyer à la montagne. Je lui dis qu'il ne fera pas beau aujourd'hui, c'est un reflet dans la glace, on aura de l'hiver en été. Je lui dis, aussi, que la différence d'âge ne compte pas, qu'il est bien conservé, que P. ne passe pas toujours pour son fils mais, en tout cas, un peu de teinture sur les tempes le rajeunirait considérablement. Je lui dis de venir se reposer dans le rocking-chair. Hélas ! il n'y a plus de vin et l'eau de la vaisselle de midi a mouillé son paquet de cigarettes ; malgré mes efforts, je n'ai pu, malheureusement, en sauver aucune. Je lui dis, à propos, que les draps sont tachés, il n'est pas responsable, trop méticuleux pour ça On peut excuser P., fou comme un jeune chien fou, c'est normal. Pourtant, les chiens, on les éduque, on les dresse, ça ne veut pas dire qu'on ne les aime pas. Je lui dis que ça va beaucoup mieux, la fièvre est tombée à leur retour, trois jours c'est vite passé. Je lui dis, encore, que c'est dommage, les diapositives de P. sont floues, mal cadrées, idiotes, mais il est en progrès, comme en orthographe. Je lui dis d'arrêter de se balancer dans le rocking-chair, ça grince, je ne peux pas hurler avec mes aphtes, je vais en profiter pour couper ces poils qui sortent de ses oreilles, ce n'est pas très beau à voir. Je lui dis que j'oubliais de lui dire que, vraiment, P. m'inquiète, il n'est pas assez musclé pour son âge, ses cuisses sont grêles, ses hanches s'élargissent, les épaules se rapetissent et ses fesses, par endroits, ont perdu de leur arrondi, son sexe est long, certes, bien formé mais excessivement clos, comme 1' extrémité d'une saucisse sèche, ce n'est peut-être pas toujours net dessous. Je lui dis que je ne veux plus rien lui dire sur P. mais, parfois, de profil, quand sa langue pointe entre ses lèvres, on dirait un débile. Je lui dis que, ce soir, pour le faire rire, j'écraserai un œuf sur la tête de P. Je lui dis, enfin, que son père empeste la fiente de canari, qu'il va mourir bientôt.

*

Ce n'est pas son corps, un corps doux et ferme certes, si blanc, qui abolira le corps des passants, des marins, qui rivalisera avec ma propre carnation, moirée, satinée, incomparable.
Il faut avouer qu'il sentait le mustang, le linge trop porté, rarement lavé, jamais repassé. Cette odeur écœurante, le vin sur la langue, se mariait incongrûment à la mienne, raffinée, un mélange d'essences subtiles légèrement épicées sur le buste et la ceinture, chlorophylle et jasmin pour les lèvres et le cou. Jaloux de ces arômes, il enfonça ses doigts dans ma bouche et, pour laisser dans l'ombres l'inconvenance de sa nature fruste, peu convaincu d'y trouver un quelconque plaisir, je crus de bon ton de respirer ses aisselles, le haut de ses cuisses, avec une satisfaction audible. Il manifesta une excitation très ordinaire, voire ordurière. Trop longtemps, deux heures peut-être, je fus une citadelle cédant à son assaillant, comme il est écrit dans les livres. Rien ne me fut épargné, ni les coups ni les morsures, ni les ronces ni les cailloux. Quand il voulut reprendre la joute, l'extrême fatigue de mes muscles m'empêcha de fuir. Alors, malgré la bourrasque et la première pluie, pour en finir au plus vite, je me jetai sur lui avec une ferveur feinte. Ensuite, rassasié, il alluma une cigarette. Pour me rassurer, je lui demandai si on devait le revoir dans la région. Il parla du hasard. Il ne savait pas où et quand. Après l'été. J'étais, bien sûr, d'accord pour le hasard.
Il disait qu'on ne l'oubliait jamais, qu'une seule nuit passée sous les étoiles avec lui ne s'effaçait jamais. Je n'osai lui répondre que je me rappellerais surtout l'orage au lointain. Il répéta plusieurs fois qu'une nuit comme celle-ci, il en avait connu des centaines. Moi, je devais m'en souvenir au moment de mourir. Il ne souriait pas quand il se sentait inoubliable. Je me souviens de tout. Aux étoiles, à l'orage, pour vivifier mon dégoût, j'ai ajouté le chant d'un violon, une rengaine âpre et sirupeuse. J'ai ajouté cette musique pour me souvenir de lui, du désastre.
Il me croyait déjà sensible et aimant. Il me croyait déjà fidèle pour toujours, fidèle jusqu'au hasard qui ne tarderait pas. Avant-hier, le violon dut gémir tout le jour. Une autre nuit vint, plus tard que celle de la veille, une nuit sans orage au lointain, sans étoiles, avec un violon insupportable. Qu'a-t-il dit ? Par hasard ? Par surprise ? J'ai oublié. Je ne vais pas avoir peur, surveiller l'errance des étrangers, guetter leurs poignets hâves, blafards. Je ne vais pas souffrir, me frapper le front et la poitrine. Je me ferais honte. Je ne peux pas retourner sur les lieux du délit, ramasser le briquet orange perdu. On ne pleure pas pour des choses sans importance. Un briquet perdu, un air de violon, un éclair de chaleur. Il est possible au contraire, que je chante à tue-tête, que je pollue mon lit.

*

Tes ongles crispent la nappe de la trattoria, avec la fourchette tu égratignes le dessus de ta main gauche. Le service n'en finit plus, un cameriere, très drôle, ne s'agite que pour nous faire patienter. Je m'amuse de tout. Ta pâleur, ton front mouillé gâtent mon plaisir. Aurons-nous le temps de déguster les spaghetti al nero, le vin spumante ? Entre tes seins, à l'endroit du sternum, la peau vire au gris ardoise, comme le ventre des oiseaux déplumés, trempés dans l'eau bouillante, comme les pommettes des morts, les vieux surtout, avant la visite de l'embaumeur. Dans vingt minutes, tu tourneras de l'œil. Malgré tes stations d'asthmatique allergique, la faiblesse congénitale de tes genoux, on a trop marché, sans but, de quais en ruelles, franchi trop de ponts, du côté du soleil. Mais, on ne vient pas ici, au cœur de l'été, pour vivre assis, à l'ombre. L'ombre, il faut la mériter. Tes lèvres tremblent, tu baves un peu, tu te forces. Je m'étire et respire, très lentement, je ne fais que ça, radiation subtile, anesthésie généreuse qui, tout bonnement, me grisent, comme ce vin que tu ne goûtes pas. Oui, dehors je respire, de la ville l'odeur exacte, aimée, les effluves intacts de l'eau croupie, de la vase, des coins secrets dans une cave obscure. Dans la chambre, ça empeste le musc rance, le fond des poubelles, ces relents pas francs, toute la chambre, même sous les draps. En vain caches-tu tes chaussures sur la fenêtre. Les pommades, les sels spéciaux et ces fameuses semelles de carbone sont peine perdue. Tu sens des pieds, si fort, depuis toujours, même au temps de l'étonnement, quand je léchais tes chevilles, l'aigre parfum. Alors, tu le comprends, les reflets mouvants des canaux sur les murs ocre rosée, ou grenat, et jusqu'au son des cloches dans le ciel du matin, plus bleu que bleu, ces timbres presque visibles, palpables, ont goût, le goût de tes orteils. Tu le comprends. Je baigne d'aise dans la touffeur. Tu crèves à petit feu.


M25 n°106, Carte blanche à Ch. Petchanatz, mars 1986

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