mardi 3 juillet 2012

Jane d'un jour

Michel Valprémy


C'était lui, sûr ! ma langue à couper. Quelle secousse ! et quelle frayeur ! et belles et terribles ! Tout s'en allait de moi, mes ongles, mes cheveux, des paquets petits de viande sèche, des os mous encore, des vertèbres sacrées et solides ; tout cavalait, grimpait vers lui, vers T., le seigneur de la jungle, de leur jungle, interdite aux majeurs, aux uniformes galonnés, aux bermudas kaki, aux écoliers polis et coiffés à la raie, interdite, sous peine de mort, du Pont des Quatre-Ponts aux Falaises des Fées. Oui, quelle secousse ! Il était là, debout dans l'arbre, au sommet, il y était, et il n'y était plus. Ma main tremblait sur le parapet des Quatre-Ponts. Un pas de plus et j'étais mort, trucidé au canif, percé de flèches venimeuses, scalpé à l'arraché, dévoré cru par l'équipe des Tigres à roulettes, ou pire encore à ce qu'on dit, par le tandem, le duo cruel des Jumeaux-Caimans. Il était là dans l'arbre perché, sans plume, sans bandeau de peau, sans arme, sans rien, nu, tout nu, entièrement nu, nu comme un ver. Il était beau — un soleil — dans la verdure, entre les lianes, et grand, si grand, doré à point, avec juste cette touffe de singe au fond du ventre. Il commandait le monde, le ciel et la terre, les espèces grouillantes et rampantes, les fauves, les oiseaux, les cyclopes des îles et nous aussi les moins que rien, les nains très ordinaires. Il commandait, il nous aimait d'en haut.

J'avais beau faire, me pencher à droite, à gauche, m'accroupir, me tordre le cou, cligner de l'œil, tendre l'oreille, je ne voyais rien, n'entendais rien. T. avait disparu, s'était envolé ; ou il guettait sa proie, il ameutait ses hyènes, ses vautours, les espèces grouillantes et rampantes et les cyclopes des îles. Doucement je commençai de reculer, mais ma main restait collée au parapet du Quatre-Ponts. Soudain, un cri épouvantable, un hurlement strident de loup enrhumé qui pouvait rappeler, en plus désagréable, les tyroliennes saoules de tonton Jacques, un cri comme une scie, un cri comme une tôle monta des berges du canal. Sous le choc, la main prisonnière bondit à mon oreille. J'étais sauvé. Je me retournai ; à l'autre bout du pont, T., nu, entièrement nu, et ruisselant, dégoulinant, me barrait le passage, les bras croisés sur sa formidable poitrine. J'étais perdu. Trois enjambées lui suffirent pour me rejoindre. Il me fixa droit dans les yeux ; j'étais, moi, forcé de renverser la tête en arrière ; il me fixa droit dans les yeux et, c'est vrai, je vis passer des boas et des fougères, des totems emplumés, des savanes brûlées, des cactus, de l'or, des moustiques, des ombres vertes et du sang. Ensuite, il agita ses mains en tout sens, martela ses côtes en imitant le grognement du cochon, sortit sa langue, ses dents, douze, et douze, et douze encore peut-être. Je compris que je devais le suivre (c'était obligatoire), là-bas, au bout de son doigt, dans la forêt. Pour me faire rire, T., en chemin, me pinçait la nuque, la taille, le gras des fesses, et je remarquai que lentement se dépliait la trompe dans sa touffe de singe. Puis il me dit, car il n'était pas muet, que j'étais joli comme un cœur, comme un ange, comme une fille, que je ne pouvais pas m'appeler Robert ; il me dit que mon nom était Jane, et pour toujours.

Verso n°77, "Tarzan", 2è trimestre 1994

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