jeudi 12 juillet 2012

Préface à Emilie Warner (L'homme qui aimait les ânes)

Michel Valprémy



Èmilie Warner n'est plus, cette dame infirmière, ni vieille ni indigne. Je ne la rencontrai qu'une fois au tout début des années 90, à Bordeaux, dans un bar du quartier Saint-Michel. Elle y est encore quand je veux m'en souvenir, quand je passe, exprès, devant ce bar. Elle buvait de l'eau chaude, de l'eau chaude pas trop chaude. Elle me conseilla tout de go d'adopter une oie car, quoiqu'on en dise, c'est un animal docile, intelligent, et si commode pour voyager. Elle ne répondait pas toujours aux questions ou en marge, à travers une vitre. Elle regardait ailleurs, comme un personnage de Maeterlinck. Oui, sans hésiter, j'ai pensé à une grande sœur de Mélisande. Je ne savais pas qu'elle écrivait et je crois que chacun l'ignorait. Mais il nous reste ce conte simple et spécial qu'elle confia à sa fille six mois avant sa mort. C'est une histoire d'hommes, de trois hommes qui ont une âme tendre, enfantine, et un pantalon de coutil avec une bosse sur le devant. Alors, puisque "le bonheur est à tout le monde", ils s'aiment, ils cuisinent, ils s'occupent du ménage, ils se dorlotent et se soignent quand la maladie vient. Et l'âne gris n'est jamais très loin, libre, il broute des fleurs. Il a une amie aussi: une oie qui a le don d'ubiquité.

Editions gaies et lesbiennes, octobre 2001





Les yeux

Michel Valprémy




Inédit, octobre 1985

Pour la boucherie, Verdun valait bien l'Indochine

Michel Valprémy



1. La tache d'encre sur le buvard

C'est un poilu de la guerre de quatorze. Pour bien le voir, il faut cligner des yeux ou se pencher sur le côté, ou le regarder par transparence devant une ampoule électrique. On dirait le pioupiou de la carte postale d'Amélie, celui qui récite un poème en embrassant le drapeau tricolore :

Débarrassons-nous de la tyrannie,
Du joug malfaisant de la Germanie.

Le mien — personne ne dira le contraire — porte un casque enfoncé jusqu'au cou et son barda lui casse l'échiné. Il a peut-être attrapé un torticolis. Il se penche en avant comme les vieilles, les pauvres, les veuves qui ont chargé trop de fagots sur leurs épaules, des bûches énormes, des troncs entiers, et des sacs de maïs, de topinambours, des bottes de paille, des meules de foin plus hautes que des montagnes, le Massif central ou les Pyrénées.
Pas méchant pour deux sous, il n'a tué que trois, quatre, dix ennemis dans les tranchées. Il les a zigouillés pour ne pas mourir déjà, si tôt, trop tôt, fauché dans la fleur de l'âge. Il les a noyés dans la boue, troués avec sa baïonnette, il les a asphyxiés avec du gaz.
Maintenant il n'est plus armé (rien dans les mains, rien dans les poches), il marche depuis des heures et ses godillots ressemblent à des chaussures de clown, le vilain, mal peigné, ficelé comme l'as de pique, sans paillettes ni trompette d'or. Il se gratte sans cesse, il n'a pas eu le temps de s'épouiller, de s'épucer. Il s'essuie le front, se mouche et crache ; une odeur de sang frais, de cheval pourri ne le quitte pas.
Pendant l'épidémie de rougeole, il a envoyé à ses chers parents, à sa promise, des lettres qui parlent du blé qu'il n'a pas moissonné cette année, du vin qu'il ne soutirera pas ; des lettres et des découpages plus beaux que la dentelle des napperons, que les volants d'un jupon d'autrefois.
Il chante. Il est en permission. Dans sa chanson, il fait bon fait bon dormir auprès d'une brune ; il sourit quand il dit brune. Il rentre chez lui avec une médaille sur la poitrine et un éclat d'obus dans le mollet droit. Il n'a pas mal ; il souffre moins que les autres, des centaines et des milliers d'autres soldats, ceux qui ont perdu un œil dans la bataille, un bras, deux bras, les jambes, les jambes et les bras.
Dans la ferme qu'on ne voit pas, les femmes ont coupé des dahlias, des vendangeuses.



2. L'image du missel

Les tantines aussi sont des chameaux, des sans-cœur. De temps en temps, il faudrait les mettre en cage. On se prendrait pour Louis XI et on les enfermerait sans rien, sans pot de chambre, dans le garde-manger tout rouillé. Après, on fouetterait leurs vieux os à coups de vime ou de battoir à linge. Pour finir, on les jetterait dans le puits la tête la première.
Je suis puni, privé de messe, Dieu seul sait pourquoi. Amélie dépend sa veste de taupe et coiffe le chapeau cloche assorti. Elle se trouve belle dans le miroir, elle tord sa bouche dans tous les sens, la fronce en cul de poule et renverse ses yeux de merlan frit ; elle est moche, un hibou.
Je ne lui dirai ni bonjour ni bonsoir ; son bouillon sera mauvais, trop chaud, trop salé, ses croquants trop durs, immangeables, bons pour les canards. Elle en pleurera ; elle pleure beaucoup, sans raison ; elle dit toujours qu'il faut se laisser aller, autrement les larmes coulent dedans, sous la peau et gâtent le teint. Amélie est fripée comme une vieille patate oubliée dans la cave.
Pour sa quête, elle ne veut pas emporter un gros billet ; on n'a pas besoin de savoir ce qu'elle gagne avec ses légumes et ses œufs ; et le curé n'est pas aussi misérable que ce qu'il veut bien raconter ; c'est un arsouille qu'on doit souvent sortir du fossé. Amélie éteint la radio, la musique lui casse les oreilles, surtout cette Edith Piaf ; elle l'a vue au cinéma, aux actualités, on dirait une femme saoule quand elle chante. Avec Amélie, c'est la terre entière qui boit un coup de trop.
Ah ! il va peut-être faire orage ; mieux vaut se munir d'un parapluie ; ça pourra servir. La semaine dernière, à la sortie de l'église, le fils du maire a pissé devant elle en lui montrant son affaire. Il n'y a pas de quoi rigoler ! Avant de sortir, elle me tapote la joue de sa main moite, une tranche de foie de veau jetée sur la toile cirée.
Qu'il pleuve ! Qu'il pleuve à verse, à torrents, des cordes ! Qu'il flotte dans les cuisines, les greniers, dans les chambres ! Les granges finiront de s'écrouler, la fosse à purin débordera, noiera les troupeaux et les gens cruels, peu s'en faudra que tout le monde y passe ; les survivants, les meilleurs, ne feront pas un geste pour sauver les mourants, les à demi rescapés.

Avant la fin du jour, nous vous prions,
O créateur de toutes choses, de veiller à
notre garde avec votre bonté ordinaire.
Loin de nous les songes et les fantômes
de la nuit : réprimez notre ennemi, afin
que rien ne souille la pureté de notre
corps.

Une image est tombée du missel d'Amélie. C'est un portrait de Sainte Catherine de Sienne déguisée en bonne sœur. Elle serait belle sans cet habit. Elle a l'air triste. Elle baisse les paupières parce que sa couronne d'épines lui déchire le crâne. Elle est punie aussi. Elle n'ira pas au ciel, pas tout de suite, jamais ; ou à genoux et en pleurant. Avant, on coupera le nez, les mains, les seins de ses camarades, on les grillera à petit feu sur la place du village, on les jettera aux lions dans des cirques gratuits.

3. Le petit Prince Impérial

Amélie ne prête pas ses magazines de mode parce qu'ils lui reviennent tout tachés et cornés, parce qu'on les emporte pour les lire dans les cabinets. Assis sur le trône envahi par les mauvaises herbes, je feuillette un Modes & Travaux qui était déjà là l'été dernier ; les pages sont grignotées, percées de petits trous, mouillées. C'est le meilleur endroit pour la lecture ; personne ne me surveille et les mouches qui se promènent au bas de mon dos font des chatouilles et donnent le frisson.
Dans ce numéro, il n'y a que des photos de mannequins qui portent des deux-pièces en lainage fantaisie, des robes en flanelle, en piqué de coton imprimé, en jersey, des robes pour le jour, le cocktail, pour le soir, des blouses kimono, des tricots sages, des pages et des pages pleines de modèles et de tissus qu'Amélie connaît sur le bout du doigt. Il y a aussi des costumes pour les garçons de mon âge, avec cravate ou nœud papillon qu'on ne met que le jour d'un mariage ou d'une communion ; et puis des réclames, Y'a bon BANANIA, le petit déjeuner délicieux, qu'on entend à la radio, O-Cedar le balai mou à franges qui ramasse tout seul la poussière, on n'a plus qu'à le secouer dehors et fermer la fenêtre au plus vite ; beaucoup de réclames pour être belle en trois jours seulement avec le lait de lanoline qui rend la peau lisse ou le rouge à lèvres Coty qui brille pendant vingt-quatre heures, même quand on dort. Amélie rouspète parce qu'on voit de plus en plus de femmes en gaine et soutien-gorge, des femmes avec une poitrine forte, avec des seins menus, des seins écartés, plantés haut ou plantés bas. Elle dit qu'il ne faut pas laisser traîner ces magazines n'importe où pour qu'ils ne tombent pas entre toutes les mains et n'abîment pas les jeunes cervelles.
Le titre de la seule histoire, Le Petit Prince Impérial, est écrit en rouge, du même rouge que le fond du dessin, mal passé, en dépit du bon sens, un véritable barbouillage qui ne vaudrait pas la moyenne. Un jeune homme blanc avec des bottes, un ceinturon, un casque en forme de pastèque va tomber à la renverse comme le courageux Bara quand il crie : Vive la République ! Il est blessé à mort. Un javelot long comme deux bras est planté dans son œil droit. Autour de lui, des nègres couverts de plumes multicolores jouent du tam-tam et se trémoussent à qui mieux mieux. Le blanc l'a bien cherché. Les blancs commandent avec le bâton et le fouet, les riches surtout, les chefs, les rois et les princes, même tout petits. Les sauvages, eux, feront la nouba, la bamboula jusqu'au matin et, pour finir l'amusement, sans prendre le temps de le déshabiller, ils mordront à belles dents dans le cadavre froid du Visage pâle. Ils mangeront les bottes, le casque, la boucle du ceinturon, la première peau collée à la chemise, la chair rouge, les meilleurs morceaux et les moins bons, les tripes et les os. Ils s'en pourlécheront les babines, se taperont sur le ventre comme nous quand on met nos prisonniers à cuire, des filles toujours qui hurlent et se débattent pour rien.

4. Le fou de Diên Biên

Quand Marcou ouvre la bouche, on la boucle, surtout ceux qui, après, sont fatigués d'entendre toujours les mêmes salades, qui ne croient pas un traître mot de ces histoires à coucher dehors, à dormir debout, et jurent en serrant les poings que pour la boucherie, Verdun valait bien l'Indochine.
Marcou parle de la guerre — la vraie ! — à tout bout de champ ; il en a fait plusieurs, il est payé pour ça ; c'est un travail qui, d'après lui, n'est pas pire qu'un autre ; en plus, il voit du pays gratis. Amélie n'aime pas la guerre, elle aime son petit cousin Marcou qui n'a pas été gâté par la vie, qui en a vu des vertes et des pas mûres ; certains feraient mieux de se taire, depuis le temps que ça tombe tout rôti dans leur assiette !
Non, ce ne sont pas des balivernes, des inventions. Marcou a des preuves dans son portefeuille, des photographies qu'il ne montre que de loin, à toute vitesse, parce qu'elles sont horribles et soulèvent l'estomac.
Il campe dans des jungles dangereuses, au milieu des lions et des panthères, et joue à Tarzan avec des lianes plus longues que la corde du puits. Au cœur de la brousse, il faut se méfier des araignées, des mouches qui piquent et vous paralysent pour toujours. Marcou a vu beaucoup de morts, de squelettes, des soldats bien sûr, c'est normal, qui sont assassinés, découpés en tranches, réduits en bouillie, en chair à pâté par des ennemis à la peau jaune qui connaissent la région par cœur, qui empoisonnent les points d'eau potable, tendent des pièges, des embuscades, font dérailler les trains, mais aussi des cadavres de femmes, d'enfants oubliés dans la fuite, la panique, des bébés qui tombent des bicyclettes, des charrettes, des épaules de leur mère ou de leur grande sœur dont les jupes et les cheveux brûlent.
Quand Marcou enlève sa chemise kaki, sa poitrine ressemble à la cuirasse des soldats romains du livre d'histoire. Pour bêcher le jardin d'Amélie, il ne garde que sa petite culotte qui n'est pas si petite que ça. Alors, on peut voir la longue balafre qui part du nombril, disparaît presque tout de suite sous le coton blanc, ressort dans les poils de la cuisse, là où les veines dessinent des ruisseaux bleus, et finit sa course à deux centimètres du genou. On dirait un fil de fer barbelé incrusté dans la peau. Marcou est fier de sa blessure, il dit que je peux la toucher si je veux, ça ne fait pas mal et ça plaît beaucoup aux dames. Marcou n'a pas de femme à la maison, il est trop soupe au lait, trop brute et il rote à table. Il ne bise pas les enfants, il serre la pogne des garçons qui grimacent de douleur ; ceux qui chialent sont des mauviettes. Souvent il ne voit pas les petites filles ou il les salue de loin, la main sur la tempe.
Je crois que Marcou est l'étrangleur dont parlent les journaux et la radio. Une fois, il a pleuré sur l'épaule d'Amélie, il répétait toujours la même phrase : Mes mains n'ont pas saigné que des poulets !


Morceaux choisis de M.V., Les Contemporains favoris, octobre 1991

L'oeil du cyclope

Michel Valprémy



Inédit, août 1980

La pluie carnivore

Michel Valprémy


Inédit, Août 1980

Portrait minuscule de l’homme Degoutte

Michel Valprémy



Portrait minuscule de l’homme Degoutte que je n’ai jamais vu, qui, pourtant, m’écrit  parfois d’une rive à l’autre

Il dit qu’il est paresseux, qu’il aime ce qui est futile. Il dit que Claude Seyve qui l’avait à la bonne pensait que la bêtise, la sienne, celle de Degoutte, était un de ses charmes. Il dit qu’il marche les poches vides dans la forêt, avec les sangliers, qu’il roule à vélo au bord de la Loire, à travers les monts du Forez, qu’il roule quand l’air est de bonbon. Il dit (faut-il y croire ?) qu’il souhaite mener une petite vie tranquille pour faire ─ il dit faire ─ tranquillement des petits poèmes tranquilles, une vie qui le verrait assis à même le sol, sous les orangers ; et simplement regarder, écouter, renifler. Il dit que la folie lui fait peut-être plus peur que la mort. Il dit qu’il est souvent une maman. Il dit que Cavafy l’a cloué, qu’il a longuement caressé les sculptures d’Henry Moore, que sa clarinette ne chante pas encore comme Maria Callas. Il dit qu’il éprouve une sorte de répulsion pour l’écriture, qu’il fuit les crayons, qu’il ne veut pas se laisser aller aux signes extérieurs de poésie. Il invente des slogans : « Vive la surcharge émotive ! » des proverbes : « Connaissance de papier n’est pas venue à pied. » Il dit que le bois qui flambe sent aussi le vinaigre. Il dit qu’il m’écrira un jour sur des feuilles de châtaignier.

Pré carré éditeur, Le chasse-patate, juin 2003

Porchaison

Michel Valprémy



Je lui ordonne de faire le cochon ; pas pour rire ou me moquer ; pour voir. Il pleut partout depuis des mois, dans les chambres, sur les lits, les tapis. Le vioc, il a cent ans, ne se fait pas prier. Il applaudit, trépigne. Je suis la poupée qui parle, le baigneur nu d'une fillette impatiente, l'os à moelle d'un gros chien pas méchant

(Déjà dodu l'animal ! Il y a du rouge baiser, des lunes cerise sur le petit boudin de lait. Rejoins tes frères, trois ou douze à disputer du sein, des tétines. Ô mon pécari, mon babiroussa, ma fleur de lis, ma France ! Profite, profite!)

Va-t-il me border ? Me dévorer ? Le vétéran, il a mille ans, ôte ses frusques avec des gestes de sacristain ; la précaution, les plis. Il froisse son nez, tire la langue. Il veut garder ses chaussettes. Est-il pied-bot ? Ne veut-il pas illico montrer ses onglons ? Ne se lave-t-il que tous les trente-six du mois ? Les soies luisent sur son poitrail et jusque sur l'épaule, le cuissot. Rien ne tirebouchonne sous la bedaine, rien ne se tend.

(Petit salopard salit le fond de sa culotte. Ce sera museau dedans comme le chat captif qui appelle ses belles. Ô mon marcassin, mon goret, gentil pourceau, pourriture de ma vie !)

A quatre pattes, le vieux schnoque grommelle ; ses seins pendent comme ceux d'une truie pleine et ça ballotte un peu. Je ne touche pas, je me retiens ; l'espoir le prendrait à la gorge, le tuerait trop vite, plus que la gitane papier maïs.

(Au charbon, au pétrin ! Les doigts souillés triturent le corps du pain. La langue fouille l'orifice dans le mur et lèche le bord coupant de la caisse aux sardines. La fourche pas fraîche des gamines palpite ; la surprise, le danger. Ô mon pigeon, mon bonhomme hardi, ma très grande faute !)

Il n'a plus d'âge, et si rosé. Les sangliers m'émeuvent, les solitaires. Je lui désigne son territoire de chasse, de l'orteil à la ceinture. Plus haut et il sera battu, ligoté sur sa chaise percée.

(Sans sagesse, de mardi gras à la Toussaint, sans poils. Les gnons portent leurs fruits, le poison. Ingrat le patapouf boudeur. La colère brise le cendrier neuf, déchire les draps, les compliments sur papier moiré. Porca miseria, Ô ma fille infecte, ma gâcheuse ma pouffiasse chérie !)

Un cinq à sept complet ; son groin fouisseur au cœur du remugle ; les coups de boutoir, la morsure des broches m'interdisent le rêve. Je me dis que le sommeil, après, sera profond. Des visages inaccessibles, frais, des enfants parfois clignent de l'œil et fondent dans la brume — Ô mon poulet de grain, mon oie grasse, ma sangsue ! Je lui ordonne de prendre le coutelas, de me saigner pour de bon — Ô !

Morceaux choisis de M.V., Les Contemporains favoris, octobre 1991

mardi 10 juillet 2012

Femme, Fissure

Michel Valprémy





Inédits

A Irène Hardette (extrait des Poèmes ingambes)

Michel Valprémy



L'engelure
Le porc à la poêle
La maie, le miel
La fiesta des morts, du porc.
Et lily en pièces
Punie
Pisseuse au lit
  dévorée
Nue
Crue
Par la racine.

Toison du soir
Poison.
Atout cœur
Mon cœur!

C'est de l'ouvrage
— dame ! —
d'épi, de Pique
D'épée fourrée jusqu'à la garde.
Pique et couds
Pique l'aiguille
ma fille
L'épinette
Le trèfle à ta dentelle
Et l'or, la goutte, sur l'étron rond
Du monde.

Dragées
Paupières en sucre
Nuque roide, roide
II dort mon homme mort
Ma couleuvre
Mon chiendent.

Lily cuisine et fricasse
L'œil de lièvre
Le bec
La fressure.
Et rien pour le chien
 mien
Pas de pain !
Lily est chaude
Sous la mousse
On dirait LA TRINITE
Au bain.

Ragoût d’ange
Plumes en sauce
Soda du nuage
Mea culpa !


Morceaux choisis de M.V., Les contemporains favoris, octobre 1991

Plaidoirie (l'affaire du harpon)

Michel Valprémy



Non ! je ne l'ai pas tuée ou je ne l'ai pas fait exprès. De toute façon elle ne se lavait plus, à peine le dimanche pour la messe. Je ne savais pas que le couteau était rouillé, un opinel à virole n° 8 souvenir de mes vacances de boy-scout. Dans les camps on me désignait toujours pour les corvées de cuissons après nos parties de pêche. J'aimais ça ; c'est déjà loin. Il est vrai aussi que je n'apprécie pas l'eau de Cologne. Mais cette odeur d'anguille pourrie. D'abord je raclais avec la lame. Au début elle riait. Je n'ai pas très bien su. Un matin elle m'a demandé : « Tu me nettoies ma peau de carpe ? » Quand le sang a coulé la première fois... n'allons pas trop vite ! Comprenez bien, Mesdames et Messieurs, je ne lui réclamais pas l'impossible. Je lançais ma canne à pêche dans le salon — c'est notre plus grande pièce —, elle devait attraper l'hameçon avec sa bouche. C'est tout ! Bien sûr je préférais qu'il s'accrochât à ses lèvres. Ce n'était pas obligatoire. Elle avait de belles lèvres comme cette raie que j'avais vue dans l'aquarium de Saint-Malo. Je ferrais, je ne me servais que rarement d'un moulinet, en se débattant elle ondulait jusqu'à moi. Une sirène. Son visage sous le trémail ou l'épuisette me ravissait. Là, c'était bien, j'y arrivais sans problème. Et puis je n'avais pas de nasses assez larges, ça coûtait si cher. Un jeu quoi. Parfois elle pleurait. Je crois qu'elle se forçait un peu. Il faut vous dire, Mesdames et Messieurs, que chaque jour, j'insiste, chaque jour, elle me traitait de maniaque. Ce n'était plus supportable. Ça s'est dégradé la semaine où je lui ai proposé d'organiser un concours de pêche avec ses collègues secrétaires. Un refus net. Vous savez ce que c'est, il faut bien varier un peu. Tout le monde fait ça. Je l'ai lu. Elle ne souriait plus, ne se levait plus, ne se coiffait plus, ne me préparait plus mes sardines fraîches. Rien ! Pour Carnaval j'avais acheté un masque de dauphin, cela aurait été si facile. On ne doit pas laisser un homme comme ça, ce n'est pas vous Messieurs qui me contredirez. Pendant quinze jours. J'avais si mal au... enfin, excusez-moi au... ventre, le matin c'était intenable. Ce n'est pas humain surtout quand on est marié. Donc, elle ne souffrit pas véritablement quand le sang coula. Entre ses jambes comme des ouïes. Elle grimaçait certes, mais ça ressemblait au plaisir. Avec elle qui pouvait deviner ? Ne vous y trompez pas ! Pour moi j'y arrivais mieux, presque tout de suite. Mais ça devenait monotone et le haut de ses cuisses, ses aines ne cicatrisaient pas. Elle ne voulut pas de mes soins. C'est vrai, je vous le jure. J'avais pourtant acheté le nécessaire d'autant plus que la pharmacie se trouve à côté du magasin d'articles de pêche. Je ne voulais pas l'éventrer, tracer seulement un léger sillon de son cou au nombril. Vous savez ces petits poissons qu'on découvre entiers dans l'estomac des brochets. J'espérais toujours. Elle n'a pas accepté. Pendant vingt et un jours. Je collectionnais de nouveaux appâts. On n'a pas le droit de laisser un homme comme ça. C'est après, longtemps après, que j'eus l'idée du harpon.

Minuit n°48, mars 1982

En ce jardin

Michel Valprémy



Inédit

Dernier repas

Michel Valprémy



Inédit

Picorer, s’interroger, écrire

Michel Valprémy

à Th. Dessolas

que se passe-t-il ?/ est-ce bien à moi d'intervenir ?/ dois-je tout noter ?/ le démarrage est-il toujours aussi laborieux ?/  des miettes ?/ des éclats ?/ des "petits papiers" ?/ des objets usuels ?/ des "fragments & codex" ?/ traces et empreintes ?/ des "rognures de silex" ?/ "L'essentiel est"-il "dans l'attention qu'on porte" aux détails, "dans le tissage qui s'opère entre eux" ?/ est-ce possible ?/ quoi d'autre ?/ des séquences abstraites ?/ légendes ou mythes ?/ des "histoires gentilles" ?/ la "tragédie de l'alcôve" ?/ tout est-il dérisoire ?/ du déjà vu ?/ ne fais-je que me répéter ou me souvenir ?/ le fil de l'authenticité ?/ sincérité ou duplicité ?/ y-a-t-il un mais ?/ pourquoi tricher ainsi ?/ est-ce l'exception ?/ doit-on se "convertir à la clarté du style" ?/ "la clarté confinant à la sottise"?/ le retour à un certain hermétisme?/ maîtriser son délire ?/ bad writing ?/ de qui se moque-t-on ?/ mal ficelé ?/ trop long ?/ est-il besoin d'aller s'expliquer ?/ alors ?/ l'art avant le témoignage ?/ faut-il "décrire des faits ou les commenter" ?/ est-ce que je n'ignore pas la réalité de ce que j'invente ?/ suis-je vraiment là où l'on ne m'attend pas ?/ qu'est-ce que je raconte ?/ et l'angélisme ?/ et Narcisse ?/ "que dire en supplément de l'eau sournoise, la querelle où j'espionne mon reflet"?/ où veut-il en venir?/ au fait, quel jeu ?/ c'est quoi, aller jusqu'au bout ?/ un petit maître ?/ est-ce que j'y pense ?/ que diront nos cendres à l'investigateur ?/ le purgatoire ?/ miser, n'est-ce pas espérer un rapport ?/ est-ce que "j'accepte d'être inconnu; non méconnu ou dédaigné" ?/
Et toute son existence sera consacrée à la résurrection impossible d'une image aux contours simples, d'une couleur peut-être, un bleu que le mot peint mal, que le voyage ne retrouve qu'imparfaitement, en de trompeux mirages, un bleu du dedans, perdu. Il écrit, il lutte contre cet échec essentiel; il écrit, il veut tout écrire, ne plus laisser échapper d'autres bleus.

Dans l'ordre des citations : MOULINIER– JOSSE– BOBILLOT– ROBBE-GRILLET– PETCHANATZ– TOLSTOÏ– SAINT-GIRONS– CREVEL– SAINT-GIRONS– GESCHWINDENHAMMER– GIDE.


Regard n°2, septembre 1986

Petit délire

Michel Valprémy



les cigarettes du bout des doigts/os/tiges en surfilage au cœur des matelots ces vieilles pécores y pondaient leur queue froncée, anémone putride
allez fillette ne tremblez pas mon ventre est aseptisé je peux débourser à la demande
IL se branle enfourchant le bidet un crachat/fiel/ sur le miroir

Cassiopée ou l'Envers du Rien n°4, 1er trimeste 1984

Paul, petit Paul

Michel Valprémy

Hommage à Paul Préboist

Paul, petit Paul, Paulus, Paulo de mon cœur, de ma panse, de mon sein, de mes seins, mon Paul, mon poulet, ma Paulette, bise-moi, suce-moi, mange-moi, bise, suce et mange mon cœur, ma panse, mon sein, le droit, le gauche, les deux ensemble, dis, dis, dis, dis maman, maman, maman, maman, dis mamoune, mamine, mamouille, maminemoumouille, dis maman, môman, manman, MAMAN, MA MAMAN, dis, dis, rigole mon beau, mon singe, mon tout laid, rigole ma goule, ma gargouille, dis mamimouche, mamiliche, maminette, maminemouchette, montre tes dents, fais grimace et le clown de la farce, le benêt à casquette, le jocrisse à béret, à bretelles, l'âne au père Etienne, dis maman mon torchon, mon Gnafron, mon trognon, parle, bredouille, bafouille, rigole et je rigole, rigole sur mon cœur, ma panse, mes deux seins, glisse pas ton doigt dans la fente du mur, dans l'accroc du rideau, lâche ta boutonnière, ton sou percé, la rondelle et le tuyau du gaz, plonge pas ton doigt dans l'oreille du pépé, dans le ventre des fleurs, dans le trou des matous, le trou, l'étoile des baigneurs, des garçons coiffeurs, des bonnes à rien faire, joue pas au biscuit trempé, au vermicelle qui gonfle, à l'asperge violette, bise mamoune, suce mamouille, mange maminemoumouille, rigole mon Paul, mon pou, ma puce à moi, à moi seule, toute seule, ma pucelette, mon puceau très sot

Le Grand Nord n°80, 2è trimestre 1996


Danse

Michel Valprémy



Inédit

Crucifixion

Michel Valprémy



Inédit

On se dira demain

Michel Valprémy
Pour Joël



Personnages :

UN VIEILLARD
PREMIÈRE SORCIÈRE-LA CHRYSALIDE
DEUXIÈME SORCIÈRE-LA SOURCE
TROISIÈME SORCIÈRE-LA BACCHANTE
UN TRAVESTI
NARCISSE-ICARE
LES VAGUES (6 JEUNES FILLES)
LUI
ELLE
MÉPHISTO

(Une ère nue, sans relief, sans/décor. Le sol : noir. Tous les plans verticaux : blancs. Les éclairages libres mais sans couleurs. Au départ une bande sonore. Successivement, avec quelques surimpressions, chaque élément très distinct : des huées, des bravo/, une foule scande " DES PAPIERS POUR TOUS !!!", un martèlement de parade/militaire, des chants d'oiseaux, Callas dans Obéron, un roulement de vagues, un tocsin, un silence, un bruit de machine à écrire, un seul coup de, feu, un froissement amplifié de papiers des cris d'enfants en récréation, Barberian dans Stripsodie, des ronflements de moteurs, un silence, un extrait de Giselle — deuxième acte —, une sirène de pompiers, un silence, une alarme différente, un cri de femme, un silence, quelqu'un compte 1-2-3, 1-2-3, I-2-3, un long silence... Tous les textes pourront être enregistrés et mimés, dansés, par les acteurs et danseurs. Il va de soi, donc, qu'on ne tiendra pas nécessairement compte des diverses directives qui ne sont que des propositions, des suggestions)

UN VIEILLARD

(II entre, habillé de noir, traînant une chaise peinte en blanc pour le dossier et noir pour les pieds. Il marche à pas serrés, installe très méticuleusement la chaise au centre du plateau, face au public, s'assied avec précaution, les mains sur les genoux, les jambes jointes. Rien ne se passe. Il regarde fixement la salle avec une expression triste et compassée. Puis, sans que le visage et le torse bougent, les pieds se mettent à danser mais, plus qu'une virtuosité rythmique amusante, ils doivent essayer de raconter une histoire — guignol — comme, par exemple : une rencontre, un accord, un rejet. Le Vieillard retrouve ensuite son immobilité) Demain. Je disais ça aussi autrefois, au début. Avant. Du temps de ma jeunesse. Je ne saurai jamais ce que j'ai raté. Quel fil ai-je suivi ? Et pourtant.il aurait fallu y croire davantage. Sur le moment Oui, c'est ça, sur le moment. Ma perfection était là. Bien sûr je l'obtenais par fragments. Ils ne s'assemblèrent jamais tout à fait. C'était pareil avec les cubes. Il y avait toujours un défaut dans l'image. Je ne me souviens pas. Non. Je ne me souviens pas. Ah ! si, peut-être, le jour de la mort de... comment s'appelait-il déjà ? Un nom ancien je crois. Il voulait voler. Bêtement... Oui, ce jour-là, parce que j'avais décidé de renaître. Le lendemain. Ce n'était que l'illusion de ne perdre aucun regard. Je m'appliquais aux détails. J'ai abandonné par paliers. Ce que j'avais à dire personne n'en voulait. Ils avaient raison. On n'écoute que l'EX-TRA-OR-DI-NAI-RE (articulé mais à mi voix).Il ne se passe plus rien.

3 SORCIÈRES (chœur)

(Elles entrent, jeunes, noires, cheveux défaits, visages naturels, chevauchant des balais blancs. On peut envisager un autre objet symbolique plus actuel, aspirateur, antenne de télévision. Parade effrénée autour du Vieillard toujours immobile. Puis, comme une incantation :) CONTRE TEMPS ET CONTRE-JOUR CONTRE TOI ET CONTRE TOUT PAS À PAS POLLUELLE PIROFLAMME (Elles poursuivent leur ronde et reprennent en chœur :)

PREMIERE SORCIÈRE

(Elles s'adresseront toujours au Vieillard fixées en triangle autour de lui)

Plus de vin, ton verre est renversé !

DEUXIÈME SORCIERE

Plus de fumée, ta pipe est engorgée !

TROISIÈME SORCIÈRE

Plus de femme, on a noué l'aiguillette !

1
On a noué l'aiguillette !

2

Fin du rêve ! Impasse du songe !

3

Plus d'adolescents glabres et fessus !

1

Ton futur est désert !

2

Le présent stérile !

3

Le miroir gelé !

1

Tes pieds ont fini de danser !

2

Tes mains de palper !

(Elles reprennent leur course.)

I, 2, 3 (chœur)

On a noué l'aiguillette ! ON-A-NOU-É-L’AI-GUI-LLE-E-E-E-TTE

3
Tu n'y as vu que du feu !

1

Tu as noyé ta mémoire !
2

Demain c'est toujours trop loin !

3

Demain c'est toujours demain !

I, 2, 3 (chœur)

Aujourd'hui c'est trop tard, trop tard ! (Elles s'immobilisent, le visage tourné vers lui, sans hargne — l'évidence du constat —, lentement le Vieillard lève les bras et se cache les yeux) TROP- TARD !!!

1

La pupille est éteinte !


2

Le masque est fripé !

3

Toutes les dents de fer !

I

Les glandes desséchées !

2

Les muscles ramollis !

3

Les viscères paresseux !

I

II n'y a plus d'histoire !

2

Plus d1élan !

3

(Un murmure) Même dans la tête !
(Elles sortent par des coulisses différentes)

UN VIEILLARD

(II reprend sa position de départ. Tirant sa chaise il gagne le fond de la scène — situation excentrée — la dispose comme la première fois mais l'enfourche dos au public.)

UN TRAVESTI

(II entre du côté opposé, en "menées", habillé en Giselle — deuxième acte —parfaitement imitée mais avec des marques masculines visibles — les poils. Le comique, s'il a lieu, ce qui n'est pas nécessaire, doit drainer une émotion. Le Travesti gagne le milieu de la scène. On entend une bordée d'injures et de sifflets. Il relève son tutu et fuit — image des dessins animés.


UN VIEILLARD

(II monte sur sa chaise, pose les mains sur le dossier et se penche en avant.il reste un instant en suspens et tombe. La chaise se renverse. A terre plus rien ne bouge)

NARCISSE

(Un jeune homme entre en devant de scène, après la chute du Vieillard, presque simultanément. Il est uniquement vêtu d'un linge blanc, une sorte de pagne. Il faut qu'il soit luisant ou mieux, humide, comme s'il sortait de l'eau. Au départ il se cache les yeux. Danse de Narcisse. Voix off, féminine. Lecture très lente avec des pauses importantes). Si proche de moi. Presque .Même. Même dans l'eau mazout. Mon iris noir, soudain. Le destin à portée du regard. J'ai tout souhaité couché en mon miroir, sur les pavés luisants et l'excrément des chiens, contre l'eau douce des champs et toutes rigoles, vitrines ou rétroviseurs... Tout ce temps de première enfance pour biffer le dégoût d'une écorce de lait, de mou, de gras où la fête était une vitre brisée, le voile d'un crachat. Ce n'est que plus tard. Je me buvais aux abords du contact sans vouloir rien éclaircir. Un fragment pour oser. La distance des cils. Bien avant l'idée du baiser. Pour l'appât du fruit souple, ces lèvres qui se taisent. Qui me dira mon nom ? Le vrai. Celui que l'on invente. Personne ne m'appela. J'étais seul aux baignades, sur la cuvette matinale. Je répétais : demain ça ira mieux, ça ira bien. Il me parlera, je me reposerai de trop d'histoires inventées, les songes des siestes lentes. Il faut que je me regarde ! Il faut que je boive ! (II s'immobilise)

UN VIEILLARD

(Toujours lentement il se relève, redresse son siège et l'installe le dossier du côté du public, il s'assied normalement, il regarde donc le fond de la scène)

PREMIÈRE SORCIÈRE-LA CHRYSALIDE

(Elle a quitté son balai ou tout autre accessoire. Elle entre en courant traînant une longue écharpe rouge — plusieurs mètres. Narcisse fuit. Danse de la Chrysalide. Sons : des froissements de papiers, des craquements d'écorce... etc. Description aléatoire de la danse : un jeu avec l'étoffe. Le serpent à terre, une étreinte, un vêtement cachant une nudité, la parade de Salomé, le fil d'Ariane — la tendant au Vieillard il peut mimer presque sur place la marche de Thésée. Encore, un drapeau, une banderole... De toute façon en fin de parcours elle s'enroule, s'enveloppe progressivement dans 1'écharpe ainsi qu'une momie et demeure debout, inerte. Le bruitage cesse. Des voix de femmes à l'unisson :) Retarder ma naissance ! Demain sera meilleur, plus chaud. La saison et l'étoile unies. Pourvu que je ne sèche pas avant de me ré jouir. Mes sœurs me disent qu’ailleurs, dehors, ce n'est que l'illusion. Par trop de sensations elles s'éventent. Alors, au zénith d'exister la mort déjà engourdira mes ailes. Je suis réconfortée au moelleux de ma chrysalide. (Elle tombe à genoux) Il est tard. J'ai trop attendu. Je ne sortirai pas la nuit et je crains la lumière. Je me disais : demain sera le bon jour ! (spasmes). Je meurs aveugle et satisfaite.(Elle se balance régulièrement comme un enfant autistique, un animal en cage.) Dehors c'était peut-être la pluie, les fleurs fermées, l'air interdit. Plus loin, j'irai plus vite. Il y a un mystère et j'y serai.( Elle s'allonge. Un râle doux et prolongé.)

UN VIEILLARD

(Il se lève, s'avance vers la chrysalide, se saisit d'un bord de l'écharpe et tire, le corps roule jusqu'en coulisses. Il pose à terre le tissu qui dessine une sorte de sentier écarlate. Il se place dessus, au départ, et marche en cherchant son équilibre, comme un funambule. Arrivé à l'autre extrémité il se retourne en regardant le chemin parcouru (main en visière). Il respire avec difficulté, essoufflé. Il s'agenouille tirant à lui l'écharpe par à-coups réguliers. Quand il a fini il s'éponge le front d'un revers de manche, il se relève péniblement et sort.)

UN TRAVESTI

(Il entre du côté où il est sorti, comme la  première fois mais en tutu court de cygne. Mouvements ondulés des bras. Même séquence, un coup de feu, des plumes volent autour de lui, il joue son drame jusqu'au bout se couchant comme dans "la mort du cygne". Un autre coup de feu, il se lève en catastrophe   et quitte la scène au plus vite.)

UN VIEILLARD

(Il revient en se frottant les mains avec satisfaction. Tout en se dirigeant vers son siège il se retourne par intermittences avec un air entendu. Il monte sur la chaise et mime un envol, d'abord avec les bras puis en levant une jambe. Il s'écroule et reste inerte dans sa position de chute. Bande son : des cris d'oiseaux. Un silence.

LES VAGUES

(Fin de la bande son. Entrent les vagues. Différentes possibilités de costumes. Maillots académiques avec des traces de filets et de varechs, costumes 1925 des bathing beauties. Elles se disposent dans un angle de la scène en un dessin régulier qu'elles ne quitteront plus. Leur mouvement suffisamment développé pour symboliser la houle sera répétitif jusqu'à l'agacement pendant toute la scène d'Icare. Elles feront elles-mêmes leur support musical : percussion des pieds, martèlements, glissement, ainsi qu'un éventail de gémissements cadencés. Elles n'illustreront à aucun moment le discours d’Icare.)

ICARE

(Il entre du côté opposé aux vagues, vêtu comme Narcisse avec des traces de brûlures sur les épaules et des restes de plumes. Il ne mime ni vol ni nage. Il se précipite au milieu des danseuses comme vers un refuge, le but d'un long désir. Pendant son monologue toutes les expressions seront concentrées dans des mouvements diversifiés de tête et de nuque, voire de torse.) J'ai erré tout hier pour m'expliquer la terre léchant les murs ocre du labyrinthe. Je suis bien. Je n'enviais pas les rides soucieuses de mon père. Il répétait tressant les plumes : demain tu marcheras en liberté. C'était un faux exemple. Il ne savait rien de moi. Je n'osais plus bouger de crainte d'effacer ses calculs sur le sable. La nuit dernière j'ai faussé ses mélanges de gommes. Je n'ai connu le feu que pour m'y brûler. La vitesse fut ma récompense. Je finirai dans l'épreuve des quatre éléments. Je suis au terme du trajet. Qu’ai-je de meilleur à connaître ? J'ai voulu mes fièvres solitaires. Isolé je ne me cachais pas. Je n'ai donc rien choisi. Sirènes vous m'appelez en vain. Vos chants sont coupables. Vous avez déjà capturé mon père.(Un temps. Est-ce moi qui l'ai tué ?

UN VIEILLARD

(A ce moment précis il se ramasse pour se mettre à genoux face au public, les mains sur les cuisses. Il imitera ostensiblement les mouvements du jeune homme.)

ICARE

(Le monologue s'est interrompu brièvement pendant le déplacement du Vieillard. Il reprend :) Et préférer le sel, même dans la couture de mes plaies. Le soleil disparaît. Dans l'éclair je vais revoir ma vie. J’aurais appris si vite. Demain je reviendrai pour un autre parcours. (Il sort comme un aveugle.)

LES VAGUES

(Bande son : quelqu'un compte 1-2-3, 1-2-3 les vagues se réunissent 2 par 2 et valsent d'une manière mécanique, sans aucune expression.)

UN VIEILLARD

(Il se lève, tire sa chaise au centre des couples, s'assied face au public avec la fixité du début.)

DEUXIEME SORCIÈRE-LA SOURCE

(Cheveux défaits piqués de fleurs, jeune et belle, elle semble chercher quelqu'un parmi les couples. Des mains elle interroge le vieillard qui ne réagit pas. Elle hausse les épaules et sort. Les danseuses disparaissent, enlacées.)

UN TRAVESTI

(II entre vêtu comme une diva, s'avance, jusqu'à la rampe, salue plusieurs fois répondant à des applaudissements que l’on n'entend pas, fait un geste de remerciement, toussote deux doigts sur les lèvres, se concentre... etc. Un léger mouvement de tête à un chef d’orchestre invisible. Disque de Caillas dans Obéron. Playback ? impeccable .Soudain le son se dérègle. Désespoir du travesti qui trépigne et sort.)

UN VIEILLARD

(II s'est mis à rire excessivement — muet — en se tapant sur le ventre. Puis il monte sur sa chaise, s'assied sur le dossier, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, le rire s'étant transformé progressivement en sanglots.)

TROISIEME SORCIÈRE-LA BACCHANTE

(Elle entre masquée — une bacchante .Deux masques dans les mains, un visage de femme, un visage d'homme. Pendant sa danse  elle prend a partis le Vieillard allant jusqu'à le frapper. Il gardera toujours sa position initiale. Musique : clameurs des cris d'enfants, Berberian dans Stripsodie, une œuvre de Ligeti.) Plus de processions, de pèlerinages ! Le corps est flasque. La vertu a noué ses bandeaux. Pourquoi l'enclos, la cave, pour jouir ? Toutes liqueurs. Une dérive. L'ivresse de tout dire, tout vivre. Rassemblez-vous dans les cirques, sur les plages et toutes prairies jusqu'à trembler de vous comprendre multitude. Une énergie inconnue. L'orgie de vos délivrances. Point d'augure, de présage ! Que rien ne dure ! Créer et détruire ce qu'on a créé. Demain n'existe pas. Nous n'adorerons que la force, l'animal. Tous les instincts. Forniquez sur les fourrures dans l'odeur du musc ! Si vous n'osez pas buvez de ce vin chaud, croquez ces graines aphrodisiaques, fumez cette pipe parfumée ! Après, vous saurez qui vous êtes, peut-être.(En hurlant) VOUS AUREZ VRAIMENT LE CHOIX !!! (Doucement) Vous serez innocents. Pur ! (Elle sort avec précipitation en laissant tomber les masques.)

UN VIEILLARD

(Il s’éveille progressivement de sa léthargie, regarde autour de lui comme s'il découvrait un monde nouveau. Il ramasse précieusement les masques, un dans chaque main, et court dans la direction de la bacchante. Juste avant d'entrer en coulisses il croise un couple passant entre Elle et Lui.)

UN COUPLE

(En croisant le Vieillard ils s'emparent des masques. Lui, le féminin, Elle le masculin. Ils s'avancent jusqu'à la chaise, s’assoient dos à dos, le visage tourné vers le public. Au départ, donc, les deux masques se touchent. Ce sont les personnes qui parlent, le visage dissimulé.)

LUI

On se dira demain.

ELLE

On se dira demain.

LUI

Au fond des cafés.

ELLE

Tu ne seras plus en grève.

LUI

J'aurai rangé mes pancartes, mon masque, mes grenades.

(On entend une foule criant : "DES PAPIERS POUR TOUS !", un martèlement de parade militaire, des bruits de luttes. D'abord très présents, puis en sourdine.)

ELLE

On se vieillira tranquillement.

LUI

Jusqu'à la retraite.

ELLE

Tu me couperas encore des roses ?

LUI

Je ne laisserai pas rouiller mes outils.

ELLE

On n'ira pas à l'hôpital, dis ?

LUI

S'il le faut je te ferai moi-même les piqûres.

ELLE

Tu ne partiras pas.

LUI

Et puis je reviendrai.

ELLE

Nos enfants oublieront de venir nous voir.

LUI

On gardera toujours le même chien bâtard.

ELLE

Le Dimanche on se promènera dans les rues piétonnières, les parcs, au jardin-public, à la campagne. On ira peut-être à la mer.

LUI

Mais jamais au zoo ! (Les clameurs reprennent. Ils crient.)

ELLE et LUI

Il faut y aller.
LUI

A demain !

ELLE

A demain !
(Les clameurs cessent très soudainement. Les masques tombent lentement.)



LUI

J'ai de longues questions à te dire.

ELLE

Ne nous apprenons pas si vite.

LUI

Je te veux un Dimanche, au matin, fenêtre ouverte.

ELLE

Je ne suis inquiète que pour toi. M’oublieras-tu avant de me connaître ?

LUI

Tu me raconteras encore ton premier chagrin, celui du verger détruit.

ELLE

II ne faut pas me mentir, j'ai déjà si peur, parfois, de la vérité.

LUI

Embrasse-moi !

ELLE

Oui !
(Ils ne s'embrassent pas.)

LUI

Embrasse-moi encore !

ELLE

Oh ! oui !
(Ils ne s'embrassent pas. Face à face ils commencent de se séparer.)

LUI

Restons ensemble !


ELLE

Je ne bouge pas de toi.

LUI

Je te prouverai.

ELLE

Oui, si calme.

LUI

A demain !

ELLE

A demain ! (Ils sortent dans des coulisses opposées)

UN TRAVESTI

(Il entre avec un costume rappelant Marilyn Monroë. Musique de boîte de nuit — strip tease — et commence des effets de boa dans lequel il s'empêtre et tombe. Au comble du désespoir — on insiste — il arrache sa perruque. La robe glisse aussi — l'effet doit être rapide. Il est nu. Il ramasse ses effets et sort calmement.)

MÉPHISTO

(Cris de sirènes, d'alarmes, d'alertes, de klaxons, trafic des jeunes filles, identiques, neutres + valises, filets à provisions... etc. Il entre en courant vêtu d'un uniforme symbolisé. Gestes très chorégraphiés : ordres, circulations, colériques et grotesques.)

UN VIEILLARD

(Il s'avance avec peur, la chaise levée et surveillant Méphisto entre les barreaux.)

MÉPHISTO

Approche !

UN VIEILLARD

Qui ?


MÉPHISTO

L'imbécile !

UN VIEILLARD

Moi ?

MÉPHISTO

Vos papiers !

UN VIEILLARD

J’en ai pas,

MÉPHISTO

Vos papiers !

UN VIEILLARD

J'en ai plus. On veut plus m'en donner. On dit que j'y ai pas droit, on dit que je suis pas du pays, on dit que je les perds toujours, on dit que je suis trop vieux, que j'ai les pieds trop larges.

MÉPHISTO

Tais-toi !

UN VIEILLARD

(Fouillant dans ses poches.) Mais j'ai ma décoration de premier colporteur ...à l'unanimité.

MÉPHISTO

Alors accroche-la sur ta manche ! C’est obligatoire ! Et visiblement, sinon je te verbalise.

UN VIEILLARD

Je l'ai perdue. Je n'ai plus rien. Je suis usé. Je suis fini.

MÉPHISTO

(Il souffle dans son sifflet puis regarde autour de lui avec prudence et se met à parler bas.) Tu sais je peux tout pour toi, t'enlever les contraventions, te faire poser des prothèses sans aucun frais, t'obtenir un F2 gratis derrière le périphérique, le droit de manger à toute heure du pain et du chocolat.

UN VIEILLARD

(Pleurant.)J’ai perdu ma médaille. A l'unanimité je vous dis.

MÉPHISTO

(Un coup de sifflet.) Une assurance sur la vie, une voiture d'infirme, un abonnement aux transports urbains, des tickets de cinéma, de restaurant, une semaine dans une station thermale, une cotisation à une agence matrimoniale avec remboursement après 10 échecs, 75% de réduction sur les pompes funèbres.

UN VIEILLARD

Taisez-vous, taisez-vous, Monsieur, Monseigneur, Mon Capitaine, Votre Seigneurie, Mon commandant, Votre Sainteté, Mon Président. Je voudrais seulement, un instant, un fragment d'instant, je voudrais recommencer, revivre le temps fervent où je n'avais jamais franchi une frontière, jamais vu une mosaïque. S'il vous plaît, par faveur, de votre haute bienveillance, en tout espoir de cause, en confidence, en express et recommandé.

MÉPHISTO

(Un coup de sifflet) Tu jures en échange de ne vivre que le présent, d’exclure tous les projets, d'exister sans pause, sans repos, dans la surprise, dans l'immédiat et pour l'éternité

UN VIEILLARD

Je vous le promets. (A part) Je ne/jure jamais.

MÉPHISTO

Jure !

UN VIEILLARD

Je vous le promets. C’est pareil ! Vous me donnerez une médaille ?

(Méphisto donne trois coups de sifflet. Sortie des jeunes filles)

DEUXIEME SORCIERE-LA SOURCE

(Elle entre portant une cuvette et un broc, ce dernier sur l'épaule à la manière d'une amphore. Elle pose la cuvette sur la chaise et la remplit d'eau. Elle s'avance vers le public s'assied par terre et lisse ses cheveux.)

UN VIEILLARD

(Il s'agenouille devant la cuvette et se lave le visage.)

DEUXIEME SORCIERE-LA SOURCE

J'ai mélangé à l'eau de la source des fleurs d'amandiers cueillies sous la première lune rousse. La recette du meilleur baptême. Je ne vieillirai jamais. Je suis pure  pour toujours, fraîche et lisse. (Un temps.) C'est juste. Mes cheveux sont prêts. L'aube approche là où il n'y a pas de jour. (Elle se lève et quitte doucement la scène.)

UN VIEILLARD

(Transformé en jeune homme.)J'ai peur soudain de tout ce séisme en moi. Cet étrange glissement. Il faut attendre. Il faut que je me repose.

MÉPHISTO

(Un coup de sifflet.) Tu as juré.

UN VIEILLARD

Je veux dormir.

MÉPHISTO

 Tu as promis.

UN VIEILLARD

 Je  vais prendre le temps.

MÉPHISTO

(II s'époumone dans son sifflet.)

UN VIEILLARD

Demain !


Inédit, 1980