dimanche 13 mai 2012

Elle parle souvent une langue inconnue

Michel Valprémy



Elle parle souvent une langue inconnue, liquide et rêche, une langue de l'Est. Dans les grands magasins, les marchés de quartier, dans le hall des gares, des théâtres, elle serre étroitement, sous son bras gauche, un dictionnaire de cette langue inconnue de moi, de son époux, de ses grandes filles. Elle n'ouvre jamais ce volume sans couverture, ne l'oublie pas sur le guéridon en bois de rosé. Son nom que personne ne prononce, si long, épineux, un fil barbelé, est gravé sur des programmes déjà fanés, sur les dépliants jaunis des villes d'eaux. Elle ne sait pas que le temps est passé, elle répète qu'elle est plus jeune que moi, que son vieil époux, que ses grandes filles.

Elle dit qu'elle est une Slave, qu'elle danse parce qu'elle est une Slave. Elle dit aussi que ses parents, cousins et marraine ne sont pas cultivateurs dans le Lot-et-Garonne. Les imposteurs pullulent, la saignent à blanc.

Elle danse. Je l'applaudis quand ses bras pleurent sur Chopin et fixe le plafond à l'instant du trébuchement. Elle me nourrit quand j'ai faim, quand elle imagine que j'ai faim, me donne un billet quand j'ai lu tous mes livres. Alors, en échange, je dois l'appeler Mademoiselle devant son vieil époux, ses grandes filles.

En juillet, deux dogues bleus nous précèdent sur des plages brûlantes. Ici, elle m'embrasse beaucoup; ses lèvres sont fines comme des lames de canif. Au retour, je lui tends le miroir, lui parle de la panse de son vieil époux, du teint diaphane de ses grandes filles, de leurs yeux sans mensonge.


M25 n°118/120, "Stars", mars-avril-mai 1987

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