samedi 12 mai 2012

De M. à S. (inédit, 1984)

Michel Valprémy


I

c'est venu comme ça ce matin une tache infime un grain de rouille sur la peau du poignet droit il n'y avait pas beaucoup de soleil les rideaux ne tremblaient pas dans le pré voisin un cheval en rut criait comme un homme qu'on égorge 

S. m'a raconté hier l'accident de H. l'agonie de H. le crâne enfoncé l'œil pendant la jambe arrachée le coma la vieille femme hystérique vautrée sur le cercueil S. ne pleurait pas elle écaillait le vernis de ses ongles c'était la première fois qu'elle les peignait elle ne portait pas son collier vaudou elle parlait de malédiction ou c'était ce que je voulais entendre il ne me fallait pas une explication un responsable je m'obstinais à ne pas la rassurer la rabrouais quand elle disait que c'était injuste à vingt ans qu'il eût mieux valu que ce fût elle ou sa mère qui d'ailleurs n'en a plus pour longtemps à force de boire de prendre des barbiturique sa mère qui devient folle vulgaire elle autrefois si belle élégante les bijoux les robes du soir les fourrures les cocktails les boucles dorées de ses chaussures sa mère si cultivée qui ne lit plus qui emplit ses placards de bouteilles de whisky qui s'enferme dès septembre parce que le vent la fait tomber la pluie la neige lui glacent les os qu'aucun muscle aucune graisse ne protègent sa mère qui 

ma main droite recroquevillée sur le drap je lui ordonne en vain de se détendre de s'étirer je lui commande en vain de me gratter le nez l'oreille de me pincer le sein gauche de me caresser le ventre 

vaut mieux crever à vingt ans vaut mieux même si on n'a rien écrit même si on n'a pas vu Venise même si on n'a pas léché la peau de ceux qui disaient oui d'avance qui auraient payé pour ça fallait prendre des précautions quelques amulettes attention cédez le passage tu freines dans les tournants tu fais bien cuire la viande de porc tu ne te rases pas debout dans la baignoire à moitié pleine ou a moitié vide tu n'encules pas la première personne qui passe regarde où tu mets les pieds la plage est minée le fusil du voisin est chargé tu sais les cerises du marché sont plus grosses et plus juteuses merci même tu es gentille tu m1aimes bien toi tu es si bonne avec moi ne crains rien ce n'est pas l'heure il fait si beau je suis sûr que ce n'est pas l'heure je n'ai pas mal aux dents la fille du garde-champêtre m' a donné un ruban je sais elle est trop grasse elle me dégoûte un peu on dit qu'elle ne se lave pas mais elle va ce soir me montrer sa fente elle me l'a promis pour rien peut-être qu'elle me laissera y mettre le doigt des petits cailloux la pointe de mon canif des miettes de pain ou mon nez je ne vais pas mourir ce serait idiot si près du but 

le grain de rouille gonfle grain de riz grain de café dé à coudre œuf de pigeon il change de couleur du bistre au vert caca d'oie l'œuf de pigeon s'étale œil de cyclope carapace de tortue aile de papillon il sourit grimace crache des flocons de laine un venin inodore 

même ne te prive pas de manger j'ai dit ça pour rire pour t'embêter pour que tu me fasses tes petits yeux cruels pour que de rage tu frottes tes deux chicots l'un sur l'autre pour que tu te venges sur le chien ne te prive pas de manger pour me faire pitié pour que je t'oblige à t'asseoir pour que je verse moi-même un peu de vin dans ta soupe et puis ça suffit tu peux bien mourir de faim et de chagrin c'est de ton âge tu le répètes sans cesse alors qu'est ce que tu attends tu vas nous faire le coup à Noël en pleine fête par un temps à ne pas mettre un chat dehors tu nous vois au cimetière claquant des dents la goutte au nez tous nos jouets neufs à la maison tu pourrais mourir au bon moment tout s'use regarde l'éponge sur l'évier tu as toujours été vieille toujours chiffonnée noueuse ronceuse tu as toujours senti la fumée la bouse de vache décidément Dieu déconne avec les pendules ce n'est pas un bon horloger comme Louis XVI on lui pardonne l'erreur est humaine il faut faire pénitence mon fils à genoux sur la règle bonnet d'âne fessée cul à l’air on meurt jamais à l'heure ou trop tôt ou trop tard il y a des cercueils à peine plus grand que des boîtes à chaussures il suffit d'un pas pointure 42 pour écraser 57 fourmis alors les bombes tais-toi on meurt parce qu'on meurt tu comprendras plus tard mais mais mais si on meurt trop tôt on n'a pas eu le temps de comprendre tais-toi porte-moi une chaise verse le vin c'est le mystère de la mort c'est comme le mystère de la vie avec un peu de chance entre les deux tu auras droit au mystère de 1’amour 

ce n'est pas douloureux une anesthésie agréable la main droite noire brûlée purulente je me dis que je vais pourrir lentement qu'on a été trop bon jusqu'ici avec moi que rien de mieux ne pouvait m'-arriver que c'est bien mon tour il me reste quelques heures quelques jours pour te raconter mes fausses histoire vraies le mystère de l'amour si elle me montre sa fente je lui donne mon écharpe rayée si elle me laisse me servir de mon couteau je ne tordrai plus le cou des mésanges ne crains rien même je ne vais pas mourir aujourd'hui je tousse un peu ce n' est rien j'ai déjà prié quand j'avais la fièvre et si elle me laisse y mettre mon nez


II


ma main droite va mieux merci pâle et transparente une main à la Marie Duplessis une main dévoyée qui se refait une santé elle n'en finit plus de bouger de gesticuler un moment d'inattention et voilà il est trop tard un doigt dans le nez dans l'oreille dans la bouche là où ça saigne toujours un peu près du bridge 

si je n'exerçais pas un pouvoir despotique sur la main gauche la droite la rescapée la convalescente elle n'en ferait qu'à sa tête tripoterait tout ce qu'elle trouve elle volette plane et fonce directement entre mes jambes je dois être vigilant une fois de temps en temps ça va ça n'a jamais tué personne ça décrispe quand plus personne ne vous touche (pas le moindre effleurement d'un passant ordinaire) mais à table ou devant le facteur devant ma mère et les enfants de mes frères c'est incongru indécent alors la gauche la maladroite celle qui secoue à tort et à travers qui ne sait pas garder le rythme qui se fatigue trop vite alors la gauche la jalouse la fausse innocente elle fonce toutes griffes dehors déchire la bourse la droite qui prend des airs de sainte-ni-touche pianote sur mon genou regarde ses ongles la gauche n'y va pas de main morte 

S. je ne vous raconte pas ça pour vous faire sourire je ne raconte pas n'importe quoi tout ce qui me passe par la tête je ne cherche pas à vous amuser bientôt sans doute je vous ferai pleurer enfin je l'espère mais aujourd'hui ce que je dis c'est presque la vérité vraiment presque tenez savez-vous qu'avant d'ouvrir votre lettre ce matin ma main droite était heureuse gaie virevoltante chantante je la laissais faire j'avais par précaution glissé la gauche la mendiante la championne du ring dans un gant en caoutchouc je ne suis pas fétichiste je n'avais rien d'autre sous la main un vieux gant oublié par Mauve il y a deux ans ma droite se sentait plus libre et moi aussi rien ne me pressait le facteur était donc passé il n'y avait plus de risque de hasard possibles seule votre lettre à ouvrir je me recouchai nu la droite s'élevait gracieuse dessinait des arabesques des circonvolutions pointait son index vers le plafond désignant un je ne sais quoi une étoile un insecte que je ne voyais pas la main droite de ma même agonisante montrait ainsi quelque chose mais je ne vais pas recommencer à vous parler de ma mémé je me relevai m'habillai j'ouvris votre lettre et décidai sur l'heure de vous répondre ma droite s'emballait dérivait quittait la page elle écrivit sur la table sur les dictionnaires sur le pied de ma chaise sur les tapis les murs et même ultime provocation sur le caoutchouc de la gauche que je n'avais pas libérée jamais je n'ai autant souffert (vous savez que ma jambe gauche est mauvaise) j'étais obligé de suivre j'étais incapable de contrarier ma main droite après l'épreuve qu'elle venait de subir la position accroupie provoqua des douleurs infernales ( pour ce qu'on en peut savoir ) mais quand vous reviendrez chez moi vous verrez tous ces gribouillages sur les plinthes on croirait des hiéroglyphes des signes cunéiformes ce n'est pas désagréable pour à l'œil mais nous reparlerons de l'œil 

S. vous avez un avantage sur moi de meilleures raisons votre main gauche fut tordue cassée dites-moi il voulait jouer cet homme avec vos doigts il n'a pas su s'arrêter il croyait vous entendre rire il ne savait pas faire la différence entre le cri et le rire quand les os craquèrent il pensa que vous le faisiez exprès je suis sûr qu'après il a embrassé votre plâtre vos genoux vos pieds aussi vos chevilles intactes après il a essayé de vous faire l'amour et vous n'avez pas dit non je NOUS reconnais bien là j'ignore tout-e- de l'état de votre main droite vous êtes pudique et je suis patient n'ai-je pas attendu un an avant de vous demander d'enlever vos lunettes avant de vous prier de les enlever vos lunettes fumées je subodorais — c'est un verbe que je vous emprunte ~" ce qui se passait derrière ces verres teintés j'imaginais du bleu d'abord du bleu beaucoup de bleu du bleu avant tout oui mais quel bleu je pensais à Luca Della Robbia à des tessons de bouteille à la mer des Caraïbes à votre chat siamois vous auriez pu faire attention montrer vos yeux un par un non tout de go les deux à la fois c'était aveuglant vous devez me comprendre j'étais jaloux je vous le confie aujourd'hui car aujourd'hui je peux vous regarder en face sans vous voler vos lunettes fumées j'étais jaloux on m'avait dit là-bas que mes yeux et la lagune étaient de la même couleur mais ce n'est pas le moment de vous parler de la lagune


III


je vous ai vue S. vous êtes une maladroite servez-vous de votre main droite et faites un effort oubliez la gauche c'est insupportable vous renversez tout la casserole le chou-fleur la confiture de figues (il en reste sur la manche de votre peignoir fuchsia) je vous ordonne d'aller regarder sous le canapé vous trouverez des grains de raisin je les ai poussés du pied pour ne pas voir la honte dans vos yeux bleus si bleus maintenant je vous le dis qu'allez-vous devenir si par mégarde pour jouer on vous casse le poignet droit


Inédit, octobre 1984

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