samedi 12 mai 2012

Coucouche panier

Michel Valprémy



II m'avait vu de loin. Il m'avait reniflé de loin ; c'était facile avec le vent qui venait de la mer. Nu, il se mit à bondir au-dessus des dunes. Il faisait le beau déjà, le costaud de pure race. Sur ma couverture écossaise, je frissonnais un peu ; à cause du bain ; pas un poil de sec, ni les boucles sur la nuque, ni les frisettes en haut des cuisses ; à cause de la surprise aussi ; un tel molosse dans le soleil couchant, un tel spectacle, ces entrechats, ces clowneries, après des jours et des jours d'ennui, de liberté et d'ennui, sans maître à poigne, sans commandements (debout ! couché !), sans désobéissance, sans le moindre petit os à ronger. 

Mon chien fou — c'était le mien déjà — n'en finissait pas de zigzaguer, cabrioler, pirouetter, de plus en plus près, à cent mètres, A, cinquante, de plus en plus près, quelques enjambées, dix, douze peut-être. Je jouais la belle endormie et cachais mes yeux sous les franges de ma couverture écossaise. N'allait-il pas se calmer un peu, reprendre son souffle et, brûlant, transpirant, se blottir avec moi, contre moi, dans ma niche de pure laine, là, sans bouger, sans broncher, jusqu'au matin nouveau, jusqu'aux premiers froids, sage, sage, doux et sage ! 

Qu'attendait-il pour réclamer son dû, sa place, sa petite place, toute la place ? On serait seuls et perdus, on ne le serait plus. On jouerait chacun son tour à qui gagne toujours. Mais la nuit tombait et c'est moi qui perdais pour attendre. J'étais bien forcé de relever la tête et de tordre mon cou. Un pied posé sur la carcasse éventrée d'une pinasse, il regardait au loin, vers le phare. Dans la découpure de ses cuisses, pendaient, lourdes et noires, les hosties d'un briard. Il pissait face à la mer, il arrosait la mer. C'était bien ; ça lui venait sans crier gare. 

Je voulais prendre le temps d'admirer son collier d'or, le temps de lire son tatouage, de carder sa toison, de jouer croc contre croc et d'échanger nos baves. Je voulais l'entendre aboyer mon nom. J'étouffais. Toute la plage entrait dans ma bouche, dans mes narines. Sa grosse patte n'y allait pas de main morte. Je crus un instant que la mort était friable, qu'elle sentait l'iode et la sueur du soir. Il m'emboutissait, il me pilonnait, il me trouait de part en part. Ce maudit bâtard m'emplissait comme quatre. Malgré mes douleurs, malgré mon inconscience, je pensais qu'à cette heure j'étais encore chançard ; dans ce qui me restait de clarté, je redoutais qu'un promeneur solitaire ne vînt nous jeter des pierres, des coquilles tranchantes, et je priais, je priais pour que le dernier enfant bâtisseur, désespéré devant les ruines amollies de son château, n'eût pas le courage de plonger son seau dans l'eau glacée, le courage ou le culot vengeur de nous doucher, de nous décoller à jamais.


VR/SO, "Des chiens", décembre 1992

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