vendredi 4 mai 2012

Au beau milieu de la partie

Michel Valprémy




C'était un rêve exotique. Les autochtones d'un pays inconnu avaient peint des salamandres sur les portes des cahutes, sur les fenêtres aussi. Ils riaient de mon étonnement. Plus je les regardais peindre, plus ils riaient. Je compris quand je vis le ciel devenir jaune et vert. Il se mit à pleuvoir sur le village qui attendait la pluie. Les gouttes étaient si épaisses qu'on eût dit qu'il tombait des crayons. Un torrent de boue m'emporta. Il pleut souvent dans mes rêves ; souvent la boue m'emporte. A côté de moi, des cadavres d'ânes et de chiens. Aucun homme, aucune femme, pas d'enfants ni de vieillards. J'adressai, affolé, une prière aux dieux des salamandres et le courant me déposa en douceur sur une plage de sable fin très jaune et très brûlant. Ici, le rêve bascula. Un jeune homme nu, un athlète à la peau ambrée, sans poils, s'avança vers moi et dit : "Abouche-toi, mes fesses sont des baffles !" II se mit aussitôt à quatre pattes, fit saillir sa croupe, deux lobes volumineux parfaitement dessinés. Tendue à hauteur de l'anus, une sorte de tringle ou de corde d'ivoire jetait un pont entre les deux rives de la raie fessière. "Abouche-toi !" répéta le jeune homme, la tête enfouie dans le sable. Je fis de mes lèvres une ventouse. Ma langue titilla la membrane qui instantanément entra en vibration, en résonance. L'effet stéréophonique était parfait. Où me trouvais-je ? Dans une grotte, une église, une crypte, au fond de l'océan, au-dessus des nuages ? Qui jouait et de quel instrument ? Entendais-je enfin la voix des anges, le chant des sirènes ?
Au réveil, ma tête bourdonnait encore. Je voyais bien quel lien érotique unissait la séquence diluvienne à l'apparition du garçon nu, mais cela m'importait peu. Je me souvins d'un petit rituel qui se répéta tout au long de ma dix-huitième année. Je possédais alors un électrophone portable dont le couvercle se composait de deux haut-parleurs distincts que je disposais face à face sur le sol. Je m'allongeais et les plaquais contre mes oreilles (avait-on déjà inventé le walkman ?) J'écoutais la Missa Solemnis de Beethoven. Je n'écoutais qu'elle. Le hautbois d'Albinoni, le violon de Brahms, le piano de Schubert ne convenaient pas. Dès le Kyrie, mon corps s'alourdissait, pesait des tonnes ; pendant le Gloria et le Credo, il ondulait et s'allégeait, s'allégeait ; pour le Sanctus, il hésitait entre la plume, la brume et la brise chaude ; à la première mesure de l'Agnus Dei, il lévitait. On ne peut me croire que sur parole. Puis, tout cela cessa. Entre-temps le corps s'était adonné à de fort jolies saletés ; et il s'en régalait. Je ne dis pas que l'extase musicale se révélait impossible. Je n'osai plus tenter l'expérience.




A la campagne, ma voisine est une vieille femme bavarde et bigote ; cela na va pas forcément de pair, mais arrive parfois. Elle dit qu'elle perd la tête, la mémoire, pourtant elle connaît dans ses moindres détails la petite histoire de tous les habitants du canton, et même au-delà, des bisaïeuls aux derniers-nés. Et elle parle et elle parle. Je fixe sa bouche, mon estomac se soulève. J'ai envie de lui coudre les lèvres. Il y a peu, elle me raconta sa visite de condoléances à une famille du village. Le père, la soixantaine, était mort depuis quarante-huit heures. Ma voisine voulut le voir. Elle le connaissait à peine, mais elle n'était pas venue pour rien. Alors qu'elle demandait à la veuve des explications détaillées sur les circonstances du décès, elle vit le cadavre qui clignait de l'œil, une fois, deux fois, trois fois, à peu près toutes les dix secondes. Elle crut avoir la berlue. Mais la veuve la rassura. Il ne s'agissait que d'un tic, un tic terrible qui avait empoisonné la vie du pauvre homme, sa vie et celle de sa famille, une véritable calamité. Donc, rien n'était anormal. Ma voisine, en toute tranquillité d'esprit, pouvait poursuivre son caquetage. Et, comme en mainte occasion mon esprit vicieux aime à prendre le dessus, et me garder des radoteurs, j'imaginai quel beau spectacle ce serait de contempler, sur son lit funèbre, auprès de parents éplorés, interloqués, un de ces adolescents que la croissance et le poids nouveau de leur sexe incommodent, qui poursuivrait jusque dans la tombe le tripotage maniaque de son entrejambes.




Une piscine au centre d'une pelouse, c'est assez beau, en effet. Le bleu bonbon transparent et le vert très vif bien arrosé. Je n'aime pas les piscines, je n'aime plus l'eau. J'ai beaucoup aimé l'eau des rivières, de l'océan, il y a vingt ans et plus. J'ai même épousé la mer ! Fallait-il que je fusse exalté en ce temps ! Et aveugle quand je croyais prévoir les hauts faits de ma destinée ! Quelques mois après mes sublimes noces, mon père se noya. J'étais avec lui. Dans la mer lise noya. Allez savoir pourquoi ? Et comment ? Le choc fut terrible. Depuis, c'est facile à comprendre, je ne me baigne qu'en cachette. Et si j'assiste aux ébats nautiques de ceux qui me sont chers, mon inquiétude, qui peut aller jusqu'à la transe, gâche le plaisir de tout un chacun. Mieux vaut rentrer chez soi et prendre une bonne douche. Or, cet été, un enfant que j'adore, un enfant de deux ans, tomba dans la piscine de ses parents, là où la profondeur est à son maximum. Nous étions seuls, lui et moi, sur la plage parfaitement lisse. L'enfant était habillé, chaussé. A-t-il trébuché ? Ai-je admiré trop longuement le ciel ou le vert très vif bien arrosé ? L'enfant est tombé. Et j'ai plongé. Tout s'est bien terminé. D'ailleurs, à peine sorti de l'eau, l'enfant riait. J'entendis son rire juste avant de m'évanouir. Thomas qui, non loin de là, prenait le frais à l'ombre des marronniers, accourut et me gifla sans ménagement. Il fit bien. Je revins à moi. Deux heures après, mes joues brûlaient encore. Le lendemain, Thomas m'avoua qu'il m'avait frappé avec plaisir, un plaisir sensuel ajouta-t-il (quand il dit sensuel on croirait qu'il mange des figues). Je ne sus que répondre. Tout était si triste soudain, si sombre. C'est qu'un peu de violence ne me fait pas peur. Le petit sévice de la main aimée, je l'ai déjà souhaité, je l'ai demandé, en vain. Une claque sur la croupe, une claque qui vous fouette le sang. Ce fut non, sans exception, sans surprise. Je ne vais pas chaque fois m'évanouir au beau milieu de la partie.




J'avais trente ans et deux amours, deux grandes amours. Je ne voulais pas choisir, je voulais les deux ; en résumé ; la braise et le feu. C'était une période exaltante, et fatigante. Mes amours n'habitaient pas la même ville ; six cents kilomètres les séparaient. Alors, les trajets, les nuits blanches, les nuits de plaisir, de combat, les explications à n'en plus finir, tout cela m'avait épuisé. Or, chaque fois que je me retrouvais seul, savourant à l'avance ce repos qu'on dit mérité, le sommeil que j'appelais de toutes les pauvres forces qui me restaient, le sommeil réparateur ne venait pas. Mais, en vérité, j'étais plus irrité que désespéré. Et je me mis à sortir, à traîner dans un club qui n'avait de privé que le nom, où se réunissaient harmonieusement des rugbymen, des bourgeoises presque rousses, des travestis, quelques voyous sortant de prison, ou s'apprêtant à y entrer, un kinésithérapeute, et deux ou trois figures non identifiables. Ici, près du comptoir, un matin très tôt, vint s'asseoir à côté de moi, un tout jeune homme que je n'avais jamais vu auparavant. Il était beau, oui, d'une beauté qu'en général je ne goûte guère, une porcelaine, un saxe. Ce garçon joli me regardait droit dans les yeux, et il pleurait. Puis, il bredouilla quelques mots qui me firent penser à Maeterlinck : "Ce n’est plus nous qui le voulons." Ou, peut-être : "C’est quelque chose qui est plus fort que moi." Non, la phrase exacte était : "Bien fait pour nous !" Il m'embrassait les doigts, il me léchait entre les doigts. J'en étais attendri. Certes, j'avais déjà deux amours, deux grandes amours. Mais, pourquoi pas dix, vingt, cent ? J'allais y laisser la peau. Après, le jeune homme voulut quitter les lieux. Il me voyait ailleurs, comme chez Maeterlinck. Silencieux, nous marchâmes longtemps, au hasard. Les rues étaient désertes. Il me touchait l'épaule, le pli de la fesse, le pli de l'aine. Il répétait qu'il était heureux, parfaitement heureux, heureux pour la première fois. Lorsque le soleil se leva, il voulut téter ma langue. Mais quand ses lèvres effleurèrent les miennes, je me détournai in extremis pour vomir tripes et boyaux. La situation me paraissait plutôt comique, je pris néanmoins le parti de me montrer gêné, honteux. Lui, il réclamait toujours ma langue, il la voulait maintenant, plus qu'avant. Et je sentis monter en lui, et dans ses yeux qui de nouveau se mouillaient, une telle ardeur, un tel appel à la félicité que je ne pus m'empêcher de reconnaître jalousement les fièvres fatales de ma jeunesse, m'empêcher, en le quittant sur le champ, de le priver de son plaisir, de le punir.
Cette histoire qui pourrait s'arrêter là eut une suite, deux ans plus tard, au même endroit. A cette époque, l'amour de feu s'était enfui à l'étranger et l'amour de braise refusait de soigner mes brûlures. Je me reposais enfin, je dormais bien. Donc, le jeune homme réapparut, plus beau encore, moins fragile, moins velouté. Je lui adressai la parole avec du miel dans la voix, du sirop. Il ne répondit pas. Il cracha dans mon verre.




Des poulets saignés, des canards décapités, des lapins et des anguilles dépecés, j'ai vu tout cela dans mon jeune âge. J'ai vu le grand couteau qui fait hurler le cochon, le couteau qui dégoutte de sang, j'ai vu des tripes au soleil, j'ai vu les doigts glaireux de mes grands-mères trifouiller dans le ventre des oies. J'ai même, pour l'école, visité sans broncher des abattoirs. Je me gavais de viandes, qu'elles fussent rôties, grillées, bouillies, confites, chaudes ou froides, en daube, en ragoût, en civet. J'aimais aussi les pâtés, les farcis, les bouillons gras. Je devins obèse, ce qui est pire que d'être gros ; et cela dura sept bonnes années, sept mauvaises années. Pour tout dire, la nourriture carnée n'était pas responsable de mes rondeurs excessives. J'appris que mes glandes bégayaient, ou hoquetaient, ou battaient la breloque, je ne sais plus. Or, pour des raisons qui ne tenaient pas seulement à des problèmes d'embonpoint, je devins végétarien. Je l'étais quand j'écoutais la Missa Solemnis. Je devins végétarien et fondis spectaculairement. La coïncidence n'était pas banale. Et surtout, surtout, le cauchemar éveillé qui hantait mes trajets entre la maison et le lycée s'estompa peu à peu. Sur mon vélo, ou plus tard mon solex, je n'en menais pas large. Devant, derrière, à droite, à gauche, je redoutais l'accident. Un matin d'hiver, le contenu d'un camion frigorifique s'était répandu sur la chaussée. La viande givrée scintillait ; c'est pourquoi je parle de l'hiver. Je ne voulais pas finir ainsi, en morceaux, en public. A coup sûr, on m'eût confondu avec un quartier de bœuf, de bœuf ou de porc.



Le Miracle tatoué n°3, mars 1992

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