lundi 16 avril 2012

10 heures en été

Michel Valprémy



      Vendredi 26 août 10 heures.

Pendant que je travaille. — à ma façon — un chien, dort à mes côtés. Il m'honore de sa présence. S'il bouge, je m'inquiète. S'il va flairer sous la porte, je lui ouvre aussitôt. J'ai peur de l'ennuyer, n'ayant rien à lui dire. Perros ajoute entre parenthèses, Avec les hommes c'est le contraire, incidente que je ne peux prendre à mon compte. Poursuivons : Nous ne parlons pas la même langue, et cet échange réduit au plaisir même, qui. est muet, rend les moments d'entente incomparablement chauds. Voici, j'ai (il a) donc écrit sur moi et mon chien quotidien.
A 10 heures, en été, au lieu-dit Robin, chaque jour que fait l'Autre, je suis dans mon bureau. J'écris, ici, de 7 heures 45 à midi 45 (mais je prends beaucoup de temps pour tailler mes crayons). Comme je me couche fort tard, j'ai déjà, à 10 heures, beaucoup fumé, bu beaucoup de café pour tenir jusqu'à la sieste. Je suis habillé — c'est immuable — d'une légère gandoura, souvenir d'un voyage au Maroc, et, par-dessus, d'une veste d'intérieur en lainage écossais qui appartint au père de Thomas. Le résultat est, j'en conviens, d'un ridicule, d'autant plus que je ne me sépare jamais de mes chaussettes, habitude (une sorte de protection) contractée durant mes années de théâtre — il y aurait beaucoup à dire sur les pieds des danseurs. Bref, si quelque visiteur, excepté les intimes qui de ma part en ont vu d'autres, me surprend dans cet accoutrement, je lance : Excusez.-moi, aujourd'hui je suis habillé comme une vieille flemme !


     Samedi 27 août 10 heures.

Beau temps, pas un nuage, comme si l'azur du ciel devenait liquide, et pleuvait eût dit Gide, a dit Gide. Thierry Dessolas fit mieux ; ne m'offrit-il pas le 30 juillet, à Saint-Quentin-de-Caplong la lumière boulangère de l'été ? Je me suis empressé de saisir la phrase au vol. Je m'en régale encore aujourd'hui, ce matin, chaque fois qu'un souffle de vent chaud bouscule la fenêtre et soulève mon papier quadrillé. Dans la lumière boulangère de l'été. Tout est là : l'étuve, le doré, la farine de la route, les croûtes...
Le samedi et le dimanche, en été, Thomas ne travaille pas. Rien ne change vraiment dans mon comportement. A 10 heures, je suis dans mon bureau. Mais, j'ai l'impression que le temps va me manquer, qu'il se rétrécit comme une peau de chagrin et me nargue plus que les autres jours. Je sais que Thomas, nu, prend un bain de soleil sur la terrasse. Je dois refréner l'envie d'y jeter un œil. Je ne résiste pas longtemps. Alors, pour me venger, je lui dis que selon Hirschfeld, son sexe entre dans la classification à la babouin, C'est faux, mais ça m'amuse un brin.


     Dimanche 28 août 10 heures.

Après vingt-trois ans de pagaille, je me suis enfin décidé à réunir proprement, dans un cahier neuf, les citations qui me plurent ou me furent utiles. Avant-hier, j'ai commencé par le fameux — pour moi — être me perce de Valéry. A 10 heures et des poussières, ce matin, j'en étais à cette phrase de Tolstoï rapportée par Gorki : L'homme survit à des tremblements de terre, aux épidémies, aux horreurs de la maladie, à toutes les agonies de l'âme, mais de tout temps la tragédie qui l'a tourmenté, qui le tourmente et le tourmentera le plus, c'est la tragédie de l'alcôve.
Sur France Musique, Elisabeth Schwarzkopf chante Hugo Wolf. C'est ainsi, j'écris en musique. Le silence m'intimide comme les beaux paysages, la trop éclatante lumière. On en pensera ce qu'on voudra. De Pérotin le Grand à Boulez, la musique est ma nourriture quotidienne, je m'en régale, je n'en suis jamais rassasié.


     Lundi 29 août 10 heures.

Il pluvine. Je pense déjà à l'automne. J'ai hâte de cueillir la première figue (je reviens bredouille). Il y a une application dans cette hâte, un apprêt. Je formule l'élan, j'irais jusqu'à l'inventer. C’est qu'ils sont morts déjà, le grenadier, le capitaine au long cours, le mécanicien, si jeunes — disons pas plus vieux que moi — et si vivants. Il ne faut plus perdre de temps, ne plus le gaspiller. J'entends leurs voix souvent, à 10 heures, à midi, à 18 heures. Ils ont même le culot de hanter mes nuits, de troubler mes siestes. Si on me dit que 1'automne est une saison porteuse de tristesse, je suis bien capable de répondre par la négative.
Plus joyeux qu’heureux, j'ai trouvé cette formule dans un test de l'été du Nouvel Observateur. C'est ça, parfois.


     Mardi 30 août 10 heures.

Une feuille de carnet est tombée ce matin (9 heures 45) d'un précis de grammaire que je consulte rarement, vu que le Grevisse reste toujours à portée de la main. Eté 86, des notules de cet été-là :
ni le feu ni la mollesse
priape/enquiller/trinque.-nombril/écouvillon/bilboquet/braquemartt-revoir Gauthier, Lettres à la Présidente (XV)
la petite enclume de lumière, au même, endroit, sur la route principale de la chambre de mémé — les battages, la machine rouge, la flanelle mouillée Des hommes.
p. 39 duo Wilde/Gide — p. 54 Bernanos
Bob & Nèv au Ponteil — demander s'ils veulent lire la Guêpe chez F.F.


     Mercredi 31 août 10 heures.

Je lisais hier soir une introduction de Lucien Descaves à des Pages choisies de J.-K. Huysmans. On y apprenait que l'auteur de Là-bas habita toujours ces quartiers morts enfermés dans le coin d’une active et grande ville. (La phrase est de Huysmans.) Je repense à ces mots que j'ai soulignés, j'y repense parce que la première lettre de la pile du courrier en attente est signée Jacques Lucchesi — je la reçus hier, à midi. Sans me prévenir, J.L. me fit, le 18 de ce mois, une visite surprise à Bordeaux. Il trouva porte close et ne put me rencontrer. Il écrit qu'il a été étonné de la décrépitude du sanctuaire (mon immeuble). Oui, il n'a pas tort. L'appartement est des plus modestes ; hormis mes écrits et les œuvres de mes amis plasticiens, il n'abrite rien de précieux. Personne n'y vient, n'y mange, n'y dort. Tout y est plus ou moins déglingué. Thomas aime à dire que j'exploite en ce lieu mon côté misérabiliste. Ici, à la campagne, le grand espace, les hautes cheminées, le mobilier rustique donnent sans doute l'image d'une certaine opulence. Peu importe, je me plais où me rejoint la solitude.
Septembre demain, j'attends le petit trépas des feuilles.


Cortex de nuit n°9, "L'intervention au quotidien", 2è trim. 1989


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