jeudi 23 février 2012

Nota Bene (version texte intégrale)

Michel Valprémy


à Bob & Nèv

« Quand on veut ainsi mettre le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte et on pisse sur le soleil. »
                Gustave Flaubert. Correspondance.



1. Le fils de ma voisine est un petit gros. Les petits gros m’émeuvent et me dégoûtent. J’ai mes raisons. Tous les trois, nous partageons les mêmes W.-C. ; elle y laisse une odeur douceâtre de chèvrefeuille ; après le passage du petit gros, ça sent le rance. C’est sans doute l’odeur du suif.


2. Le mercredi soir, je suis épuisé, extrêmement las. Mes muscles souffrent, ils ont fait leurs huit heures. Je n’ai qu’un désir, me coucher. Mais, je m’interroge : ai-je la force de me laver les pieds ? est-ce bien nécessaire ? L’hésitation s’éternise. Dans les deux cas, pieds propres ou non, juste avant de dormir, je cherche mille bonnes raisons pour ne pas me donner tort.


3. Dans les périodes de grande disette, quand le sexe est au placard, j’imagine souvent le même scénario. Un homme d’âge mûr (parfois ils sont deux), un inconnu entre chez moi. Il se déshabille, je l’imite. Nous commençons de nous toucher, mais le téléphone sonne. Tandis que je réponds, l’homme pose ses lèvres sur mon corps et fait tout ce qui lui plaît. Il n’y a personne au bout du fil et moi-même ne prononce que oui ou non. Inconsidérément je sauve la parole du petit saccage.


4. Sur la ville, très rarement, plane une odeur âcre. Les gens grimacent. C’est l’usine de cellulose du pin. On dit qu’il va pleuvoir, ou faire beau, je ne sais plus. Il m’arrive, même en plein hiver, d’ouvrir la fenêtre afin que l’odeur infecte imprègne les murs de ma chambre. Je n’en aime pas moins le parfum des roses.


5. Je me dis qu’il faut aimer l’hiver aussi. C’est beau le gel, les arbres chauves, les brouillards matinaux. L’hiver, je reste dedans. Je ne veux voir le jour qu’au travers des fenêtres. Si le hasard me conduit au soleil, je pense à un mur d’août en plein midi. Je suis assis, le dos contre le ciment chaud. Il y a de la poussière ocre, des brindilles, des mégots. Il n’y a pas d’ombre.


6. Un peignoir est posé sur l’accotoir du fauteuil. Je le vois de mon lit, juste avant d’éteindre la lumière. La chambre ne souffre d’aucun désordre. Seul le peignoir témoigne d’un  laisser-aller. Pourtant, si je regarde bien, les plis, les pans du tissu éponge semblent répartis avec soin. Ce soir, malgré moi, j’ai rêvé d’un monde extrêmement net.
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7. Je perds une dent. Elle était morte depuis belle lurette. Sur les trente-deux, il m’en reste encore quelques-unes, des solides, des vraies, moins que je ne croyais peut-être. Parfois, j’ai hâte des les voir disparaître, toutes, comme si, un jour, loin derrière moi, la pourriture ne pouvait plus m’atteindre.
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8. Des enfants descendent du bus en grande hâte. C’est dangereux, très. A l’arrière et à l’avant des véhicules des transports en commun, un panneau signale le risque, un panneau où l’on peut voir un garçon stylisé qui tient par la main une petite fille stylisée. Elle est petite parce qu’il est plus grand qu’elle sur le dessin. C’est une fille parce qu’elle porte un triangle en forme de robe. L’image bêtement m’est familière ; à pleurer. Mon frère aîné me tire ainsi par la manche. La rosée mouille nos espadrilles. On prépare une surprise. Je n’ai pas de robe.
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9. Sur la couette neuve, j’ai renversé exprès, presque, le cendrier plein à ras bord. Il dit : « Je fais pourtant tout ce que je peux pour te faire plaisir ! » C’est juste. Mais, faire tout ce qu’on peut faire, est-ce bien méritoire ?


10. Chaque fois que je vois un maçon sur échafaudage, un jeune maçon vêtu de blanc ou de bleu, je pense à Henri III. J’ai lu, adolescent, que le roi enculait le premier ouvrier qui lui plaisait. Dans le même livre, je crois, on coupait les roustons des prisonniers pour confectionner des desserts, des tartes sans doute. C’était horrible et passionnant. Les maçons sur les échafaudages, leur nuque, leurs bras, sentent la pâtisserie.


Pour Sylvie Couderc
11. Elle parle d’une projection. Il y aurait, devant, une image d’elle qu’elle voudrait rejoindre, pour l’habiter peut-être. Elle croit savoir que c’est impossible, mais le désir de cette image crée un espace imaginaire, un espace vital. J’approuve. Pourtant, quant à ma personne, dans la plupart des cas, mon imaginaire est rétroactif, il corrige une trajectoire.


12. J’écris en lettres majuscules (faut-il croire encore en cette majesté ?), j’écris : JE N’EXISTE RIEN !


13. Je ne stationne plus devant les miroirs ─ l’eau pure, le tain rouillé. Je suis entré dans la quarantaine. Ce n’est pas trop difficile d’éviter son reflet, mais je m’étais entraîné depuis des mois. Les danseurs comprendront. Aujourd’hui, quand par hasard, par commodité (il est difficile de se raser en aveugle), je me croise ou m’observe un brin, je n’éprouve ni satisfaction ni dégoût. Le miroir est un écran neutre


 pour Thierry Dessolas
14. Il me dit un jour que pour lire, il devait nécessairement s’asseoir dans une position inconfortable. Je lis couché sur des tapis, des couvertures, dans les draps. Je cherche le moelleux. Mais il y a très peu de lumière qui tombe sur la page et beaucoup d’obscurité autour. Alors, tout peut arriver, l’éclairement d’un monde, une sieste éveillée, la nuit blanche ; ou trois fois rien, le sommeil.


 au même Thierry
15. Il sera peut-être poissonnier. A l’âge de quatorze ans, il a travaillé dans le poisson. C’était son premier travail, un travail d’été. Mon frère, le benjamin, voulait être pompier. Longtemps je n’ai pas su, ou deviné, ce que je ferais ─ je ne parle pas ici de l’écriture ─ et le sais-je encore maintenant ? Je ne fais pas confiance au hasard, j’aime à croire qu’il compte sur moi.


16. Des garçons, des filles se pavanent. Ils s’imaginent que le monde qu’ils traversent ─ les gens, le paysage ─ tire profit de leur passage. Ces garçons, ces filles se croient beaux simplement parce qu’ils le sont. C’est insensé. Où est la difficulté ?


17. Dans le bus, une femme m’écrase le pied. Je la regarde, la panique est dans ses yeux. Cette femme a peur, elle a peur de l’insulte, des coups. Elle serre un sac en plastique sur sa poitrine. Je lui souris. Ses lèvres tremblent, se décrispent un peu. Je décide de maintenir mon sourire jusqu’à ce que j’aperçoive ses dents. Nous nous sourions donc idiotement de la Bourse du Travail jusqu’à la place Gambetta. Puis je baisse la tête et je compte jusqu’à dix. Quand je relève le front, la peur est revenue. La femme triture son sac, le roule en boule. Elle n’aura plus de répit.


18. C’est toujours une bonne surprise ici. On ne pense pas au malheur. On remarque l’absence de moteurs, les bruits ouatés. C’est un temps pour doubler ma solitude choisie, un temps pour réinventer le nid. Il a neigé.


19. Parfois il me plaît de faire des raccourcis : la musique est l’art des larmes, la poésie celui de l’éclair ou du coup de foudre, je dis aussi que seule la peinture me hante. Ce ne sont que formules sujettes à caution. Mais il est vrai que, pour moi, l’émotion née de la peinture n’exige aucune réitération. La possession d’un original, d’une reproduction est accessoire, voire érosive, alors que je désire relire la page, l’avoir à portée de main, la recopier, ou réentendre de disque, retourner au concert. Les couleurs du peintre m’accompagnent, elles me nourrissent, elles m’anémient. C’est la lumière d’un monde perdu, la lumière d’une convalescence, d’une agonie.


Pour Luc Lauras
20. Il y a un silence extraordinaire. Dans ce silence que l’on dit total, on entend toujours le bruit du vent dans les branches, le chant des oiseaux ou, au lointain, un aboiement de chien, un train, un avion, un appel, un cri ; on irait comme Pelléas jusqu’à entendre dormir l’eau. Un bourdonnement d’oreilles, un chuintement stéréophoniques gâtent les silences les plus absolus. Il paraît même que les sphères musiquent dans l’infini du ciel.


21. Dans l’horreur des images de guerre, malgré ma révolte contre la barbarie et l’étalage des boucheries humaines, j’ai vu, autour de la plaie sanguinolente, près de l’entaille du couteau ou de la baïonnette, j’ai vu le corps désirable et imaginé sa jouissance, ses transes mortes.


22. Un jardinier un peu fou invente patiemment des nouvelles variétés de fleurs. Il dit que les intempéries, l’imprévu sont toujours des événements de la chance. Son insolence est grande, je sais fort bien que je ne suis pas heureux.


Publié en partie dans Tuyau n°7, juin 1986

jeudi 2 février 2012

Jugements des contemporains

Publié dans les Morceaux choisis (Les Contemporains favoris, 1991)





Ce maniement intense du tragique et du grotesque (quand je dis grotesque, je pense au suc intense de Gombrowicz), me laisse stupide, hébétée...

Sylvie Nève



Le chevalier trempé opère à chaud les flétrissures de l’ancienneté qui nous revient ; il se lance à la poursuite d’une immense prose aux poupées cassées, il entre & sort comme dans un moulin à prières, s’insinue en nous, s’insère dans l’étendue du désastre, prend place dans l’espèce pour conclure à son inachèvement.

Thierry Dessolas



Phrasé imparable, image poissant bien la rétine de l’œil pi­néal.

Ivar Ch’vavar



C’est toujours cette écriture si fine, si déliée, à la fois chavi­rée et limpide, serrant au plus près les historiettes, les pe­tites mytho­logies dont son monde est la proie. Texte contra­punctique où deux voix se chamaillent, s’épaulent, chacune en son registre : l’enfance, la trivialité, la foudre, les cruau­tés. Phrases dont cha­cune est à grignoter, suçoter délicate­ment : luxuriance et mesure, cela tient du miracle.

Christophe Petchanatz



Œuvre baroque, vision cruelle, apocalypse antique, La Boue as­pire à elle la création, comme un siphon mouvant des rêves... On suit cette impeccable projection d’arrière monde avec horreur et malice, comme envoûté par l’atroce, avec une gourmandise du pire.

Jacques Morin



Il pleut l’ange est de fort belle venue (où nous entendons l’accrochage).

Gaston Criel



Tous échevaux évidés reste la hampe, torsadée mais nue. L’emblème. Dressé, le blason. Ecriture d’un corps, corps d’une écriture.

François Huglo



A ras les braguettes de pantalon.

Françoise Favretto



Entre Boue & Kaolin, entre larve & envol, le mythe — troué — fuit de toutes parts & montre son — ses — envers, tel le Pierrot, le funambule métamorphosé en Auguste & montre son derrière ou son crâne — ou tertre — rasé. Ubac des chairs métaphoriques, petites révolutions des gènes. Les immenses craquements de l’iceberg — cataractes & cata­chrèses — angoissent sous la page espérément blanche où les poissons cavernicoles. Minutie fati­guée & fougueuse (“fin de siècle?”) du myope et du Cyclope &, jamais trop en­fouie au noir de la caverne primitive ou primale, le senti­ment de la pestilence.

Jean-Pierre Bobillot



... écriture de pertinence & de complétude qui rejoint les quelques rares motifs d’Œuvre qu’il me plaît rouvrer et rou­vrir au Jardin des Désespérides.

Francis Giraudet.



Toute fêlure fera signal.

Guy Ferdinande



Coktail fruité sous les aisselles de la terre.

Jacques Josse