dimanche 29 août 2010

Le loin du monde (trio)

Michel Valprémy

MARIA (30 ans)
PATRICK (30 ans)                                                                          I ACTE
FRANÇOIS (30 ans)

(Une pièce indéfinie, dépouillée, sombre (reflets du feu). Les trois personnages sont assis en demi-cercle, face au public, devant une cheminée (qui n'existe pas). Ils peuvent, à leur gré, se chauffer les mains, activer les braises... etc. (sans obligation).
Ils sont habillés chaudement, sans exagération. L'hiver.
Au départ, ils sont silencieux, longuement. Sur un signe de Patrick les deux autres miment une écoute, presque ironiquement. Ils se regardent tous avec des hochements de tête de négation.)


PATRICK
(Très calmement, c'est-à-dire sans reproche.)Tais-toi ! tu répète ça depuis une heure
MARIA
Il devrait avoir écrit.
PATRICK
C'st assez maintenant. Tu entretiens ton marasme.
(Maria ne répond rien, sa tête ne cesse de remuer comme si elle continu. ait intérieurement un monologue  habituel. François sourit et la regarde, fasciné et admiratif. Ils se parleront toujours avec une étrange sérénité.)
MARIA
C'est vrai. C'est comme. Ça a doit être comme ça.
PATRICK
Depuis six mois tu devrais admettre...
MARIA
Sept ! (Elle compte sur ses doigts) Août-Septembre-Octobre-Novembre-Décembre-Janvier-Février.
PATRICK
Tu attends encore. Tu t'inventes toujours des histoires impossibles, tu ne t'inventes que des histoires impossibles. En fait tu ne les acceptes que parce qu'elles sont impossibles.
MARIA 
(Elle rit et rira toujours fort, en cascades, sans se forcer.) Tu as raison. (Un temps.) Cette fois-ci pourtant.
PATRICK
Comme les autres !
MARIA
Ça ne veut rien dire. Et puis j'attends moins maintenant. Ce n'était pas pareil. C'est lui qui semblait complètement. Enfin, j'y ai cru, vraiment. Il avait dit je viendrai. Quand il est parti j'étais un peu saoule mais il répétait je viendrai, ça j'en suis sûre.
PATRICK
Il faudra que vous m'aidiez à rentrer tout le bois.
MARIA
Mais tu crois qu'on peut sortir aujourd'hui.
PATRICK
Je n'ai rien entendu depuis trois jours.
FRANÇOIS
(Il parlera presque toujours pour lui-même, comme h est bien soudain de ne rien attendre. Plus rien. Toute possession est devenue vaine, mieux, inutile. Oui, exactement.
MARIA
Oui, cette fois-ci. (Un temps.) Je ne descendais plus voir si j'avais du courrier. Je croisais la boite aux lettres...par hasard.
FRANÇOIS 
Je ne m'aimais plus, c'est ça.
PATRICK 
(Amusé.) Je suis entouré de dingues.
FRANÇOIS 
En virtuose. Autrefois.
(Maria rit. Un silence prolongé. Maria reprend son rire)
PATRICK
Pourquoi ris-tu ?
MARIA 
Ce que François a dit tout à l'heure.
PATRICK 
Quand ?
MARIA 
Tu étais au grenier. Tu ne tenais plus en place.
PATRICK 
Je rangeais les bûches de l’année dernière. Qu’est-ce qu'il a dit ?
MARIA 
C'est le dindon qui a ses couilles sur le front. (Elle rit encore.)
PATRICK 
(Sans rire.) C'est toujours quand je ne suis pas là.
MARIA 
Mais tu ne ris jamais.
PATRICK
Je suis un spectateur froid, c'est tout... c'est tout.
FRANÇOIS
Pour mon bestiaire. Le début. Je n'irai pas plus loin.
MARIA
(A Patrick.) Tu apprendras. On va rester ensemble. Beaucoup.
PATRICK
Je ne sais pas. J'ai trop à faire. Tous ces arbres. Si je pouvais sortir. On n'entend même plus le vent. Non. Lui non plus. Même plus.
MARIA
Alors, même -s'il venait il ne pourrait pas venir. Je ne sais plus.
PATRICK
Tu feras semblant d'y croire. Je te connais.
MARIA
C'est comme ça, mon voyage.
FRANÇOIS
L’apparence est neutralisée. Je reviens à l’essentiel. A l'envers. Oui. C'est toujours une question de miroir. De toute façon.
PATRICK
Il nous restera le figuier.
MARIA
Stérile.
FRANÇOIS
Petit à petit.
MARIA
J'ai envie de hurler.(Elle se lève, pousse de les cris stridents et se rassied.)
FRANÇOIS
(Avec une ironie sérieuse.) C'est vrai qu'on n'entend rien ici
PATRICK
(Sérieux.) Heureusement !
MARIA 
ça va mieux.
FRANÇOIS
On se peuple comme on peut.
MARIA
Moi je n'ai peur de rien.
FRANÇOIS
Des couilles lourdes ça m'émeut.
MARIA
Vous croyez qu'il est rentré ?
FRANÇOIS
Au jour de Mars...on verra.
PATRICK 
J'ai tout fait pour éviter le voisinage. C'est trop tard, c'est fini. On ne peut rien entendre.
FRANÇOIS 
Il fait nuit et on ne rave plus.
MARIA
Au jour de Mars. Qu'est-ce que ça veut dire ?
PATRICK
Il manque une source ici.
MARIA 
Je me donne jusqu'à Vendredi. Après je me décide°
PATRICK 
Bon.
MARIA
(A François.) Tu crois qu'il vaut mieux que j'écrive ?
PATRICK
Tu sais bien que...
FRANÇOIS
Il ne reste que des bruits purs.
PATRICK 
Rien !
FRANÇOIS
Pour une fuite.
PATRICK
On pourrait creuser un puits.
MARIA 
Une grotte.
FRANÇOIS
Histoire de mieux s'évader.
MARIA 
Je vais partir seule. C'est décidé. J'ai dépassé tout mon temps.
FRANÇOIS
Même s'il fait jour.
MARIA
J'attends jusqu'à Vendredi. Oui Vendredi. Vendredi 20 heures.
PATRICK 
(Satisfait.) On n'entend vraiment rien. (Il se lève ouvre une porte, une fenêtre...Maria et François se regardent et s'immobilisent. Tous les trois écoutent. Aucun bruit. Cette séquence, très lente.)
FRANÇOIS
Rien. (Un temps.) Rien. Je ne veux plus rester seul.
(Maria se penche vers François et l'embrasse, lui effleurant les lèvres. Patrick ferme la porte, la fenêtre, revient vers eux. Il pose ses mains sur les épaules de François qui penche la tête en arrière. Patrick l'embrasse comme Maria vient de le faire, exactement. Il s'assied.)
PATRICK
Vendredi, moi aussi, je sortirai.
FRANÇOIS
Dans huit mois ce seront les vendanges.
MARIA
(Elle compte sur ses doigts.) Mars. Avril. Mai. Juin. Juillet. Août. Septembre Octobre. Je serai peut-être de retour.
PATRICK
Tu ne partiras plus.
FRANÇOIS
Je disais ça comme ça. Pour y goûter. On en serait tous étonnés. L'été dernier j'y croyais beaucoup. Vers la fin des glaïeuls. On volerait les grappes oubliées. Je vous ferai des tartes chaudes au raisin. Peut-être. On aura le ventre gonflé par les châtaignes. Après, on sautera les feux de sarments. Bien après. Oui. Personne ne voulait l'admettre. C'était dans l'air pourtant. Trop à la fois. On avait fait des réserves, des séances de prières. Je rangeais, comme une certitude. La moisissure partout. On colmatait les brèches. En cas. Probablement. Il nous restait des bougies.(A Maria.) On retrouva ta pipe à eau. Il faudrait que je recommence. A zéro. Un grand réservoir...qui fuit.
PATRICK
Donc, Samedi, on ira chercher des poireaux sauvages. Si je peux je couperai tous les arbres morts.
MARIA 
Peut-être que je vais écrire. Quand même.
PATRICK
Attends encore. Fais comme tu as dit. Vendredi.
MARIA
Mais attendre quoi ?
PATRICK
Ça va se calmer.
MARIA
Ce sera pareil.
PATRICK
Un meilleur choix. J'en suis certain.
(Un temps. Maria soudain se tord de douleurs, avec des grognements, comme si elle étouffait ; elle se tient les côtes. Ils la regardent sans intervenir puis Patrick fait un signe de complicité à François. Ils rient franchement.)
PATRICK
(A Maria.) Tu as battu ton record de grimaces.
MARIA 
J'ai mal.
PATRICK 
On sait.
MARIA
Ça me reprend.
PATRICK
Ça ne t'a pas quitté.
MARIA
(Plus grimacière encore avec des gestes excessifs.) C'est comme si une épée rougie à blanc me rentrait dans le ventre et ressortait par le poumon. Le gauche.
PATRICK
On peut rêver.
MARIA
J'ai mal.
FRANÇOIS
Je ne voudrais plus bouger .J'ai tout préparé. Je suis prêt.
MARIA
(Souffrant toujours.) Merde ! Merde !
FRANÇOIS
Travlo !
(Maria rit. Ses maux ont cessé, subitement.)
PATRICK
Je coupe les ormeaux aussi ?
MARIA
(A François.)Tu crois qu'on pourrait se faire la gueule ?
PATRICK
Je ne suis pas sûr qu'ils soient morts. Tout à fait.
FRANÇOIS
Quand on pourra on ne pourra plus rien.
MARIA
J'ai froid !
PATRICK
Tu somatises.
(Maria rit.)
PATRICK
On n'en sortira pas.
FRANÇOIS
Tout se dire c'est un bien plus grand respect.
PATRICK
Vous n'avez rien entendu ?
MARIA
Non !
PATRICK
Taisez-vous !
FRANÇOIS 
Qui sait ?
PATRICK
Il me semble avoir entendu...
MARIA
Tu guettes sans cesse.
FRANÇOIS
Des fougères. I1 en restera.
PATRICK
Il faut s'y mettre. Il faut que je les -s- coupe.
MARIA
Dommage. Ils sont si beaux ces arbres.
FRANÇOIS
Et puis on ne craint rien.
MARIA
Ça va faire un vide.
FRANÇOIS
De rien. Absolument. Je déteste ce mot : dommage.
PATRICK
Comme un cri mat. Vous n'avez vraiment rien entendu ?
FRANÇOIS
C'est carnaval ici.
MARIA
Peut-être qu'il n'a pas reçu mes lettres.
FRANÇOIS
(Soudain directement à Maria, mais toujours calmement.) Mais puisque vous ne vous êtes rien promis. Il a dit qu'il viendrait. Bon. C'est tout. Moi j'ai mes convictions.
MARIA
Lesquelles ? Je m'y perds moi dans tes énigmes.
PATRICK
Vous recommencez.
FRANÇOIS
On ne s'attend pas au pire. Il fait chaud ici. (Il se met lentement torse nu. A Patrick.) Gratte-moi le dos ! (Un temps.) Et le bout des seins aussi.
(Patrick obéit, comme un rituel quotidien. Un long temps. Maria a repris ses tics.)
MARIA
Si je dois dormir dehors je prendrai une couverture. La bleue.
FRANÇOIS
C'st bon. A chacun son prurit.
PATRICK
Avant tu disais : A chacun son 'frisson.
FRANÇOIS
Je vieillis. Non. Je m'émousse. Il faut creuser plus profond maintenant.
MARIA
S'il avait écrit, je ne sais pas du tout. (Un temps. Puis, comme une litanie.) J'ai le cafard. J'ai le coup de barre. J'ai soif. J'ai faim. J'ai mal à la, tête. J'ai envie de chialer. J'ai envie de pisser. (Elle se lève péniblement puis se rassied aussitôt.) Je suis fatiguée. J'ai la flemme d'aller pisser.
FRANÇOIS
C'est bon, comme une chrysalide.
(Patrick cesse de masser François qui se rhabille.)
PATRICK
Et le saule de la mare.
MARIA 
Tu vas couper le sorbier ?
PATRICK 
Oui, le premier.
MARIA 
Merde !
PATRICK 
On n'entend rien.
MARIA
Merde !
PATRICK
Le verger aussi.
MARIA
MERDE ! MERDE !! MERDE !!!
PATRICK
Ça fera une bonne réserve.
MARIA
Si je pars.
FRANÇOIS
Je suis sûr qu'il ne gèlera plus. Jamais. Je suis sûr. C'est une question de désir.
PATRICK
C'était un bon écran contre le gel.
FRANÇOIS
Quelle épidémie !
PATRICK
La route est fermée.
MARIA
Il ne faut plus sortir, c'est trop risqué.
PATRICK
Pourtant on n'entend plus rien. Oui, ça fait bien trois jours.
MARIA
Le facteur ne viendra plus.
FRANÇOIS
Moi j'y crois encore. Il y a des oiseaux.
PATRICK
Il ne passera plus.
(Silence.)
FRANÇOIS 
Je vous donnerai mes dessins.
(Silence.)
PATRICK 
On n'entend rien.
MARIA
C'est vrai.
FRANÇOIS
Chut !
MARIA
Chut !
(Ils écoutent tous les trois. Rien. Puis, quelques coups de fusils.)
PATRICK
(Fort.) LES CONS !
(Maria rit.)

Inédit – Avril 1980

dimanche 15 août 2010

Autour du Journal de Michel Valprémy et de ses Lettres à Michel Sauquet

Par François Huglo

Lecture à Robin le 1er août à l’occasion de la 3è Rencontre des Amis de Michel Valpémy

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Le Journal et la correspondance de Michel Valprémy sont des vases communicants. Dans le Journal, des signes manuscrits représentant une enveloppe ou un combiné précèdent les résumés ou les extraits de lettres ou d’entretiens téléphoniques. Mais dans la correspondance de Michel, il n’y a pas épanchement narcissique ; l’attention à l’autre, le don, risquent de provoquer la dissémination, l’éparpillement, et le journal cherche à faire bloc, à recentrer, à reconstituer.

Ce goût pour la correspondance et ce recours, ce retour au Journal comme à un sédiment, sont soulignés dès le début de l’entretien de Michel avec Christophe Petchanatz, publié dans Le Dépli amoureux en mai 1989 et repris dans la monographie éditée dans la collection Les contemporains favoris en 1991 :

« En revanche, dès l’âge de dix-huit ans, je pris goût à la correspondance. Le dessin, sans doute, me permit de m’épancher avec un soupçon de singularité ; mais c’est dans la manie des catalogues, des listes, des répertoires circonstanciés, manie qui soulignait une tendance à collectionner tout et n’importe quoi ― petits trésors ― que je peux reconnaître aujourd’hui l’embryon d’une écriture.

Comment ?

Il y eut d’abord un Carnet du désir où je réunissais les passages érotiques des livres qu’on me prêtait (Miller, Tropique du Capricorne) et une sorte de catalogue exhaustif de mes lectures que je résumais avec soin (nombreux ouvrages sur les religions, l’ésotérisme). Puis les deux cahiers se mêlèrent, les commentaires s’étoffèrent. En 65, mon Journal ne contenait plus les scènes licencieuses ; les notes de lecture (sans condensés), les observations personnelles sur la vie quotidienne, la famille, les rencontres, l’amour alternaient avec les premiers poèmes, les premières fictions brèves. Il s’agissait de faire bloc, un ensemble compact, loin de tout éparpillement. Je n’ai jamais cessé de tenir un Journal qui a perdu sa forme monolithique, mais n’en demeure pas moins le sédiment de mon travail.

Pourquoi ?

Il doit bien y avoir une raison, ou plusieurs ; un point de départ, ou plusieurs. Je dirais tout de go : écrire pour me reconstituer un corps. »

On retrouve cette crainte de la dissémination et ce désir de faire bloc, de faire corps, dans deux lettres récentes à Michel Sauquet. Versant inquiétude, Michel Valprémy lui écrivait le 30 avril 2005 :

« Est-ce en effet l’heure des bilans ? Je ne le crois pas, j’ai toujours en moi ce désir de recommencement. J’écrivais il y a peu dans mon Journal que je me sentais « capable du meilleur, du meilleur encore ». Je ne suis pas dans le renoncement. Mais il serait formidablement prétentieux d’affirmer que « j’ai bâti ma ville », comme l’écrit Gide à la fin de son Thésée. Je ne crois pas avoir fait une œuvre ; je ne vois dans mon travail d’écrivain que fragmentation. Est-ce à moi de juger ? Est-ce à nous ? ».

Versant cohérence, relativement plus rassurante ou consolante, il lui écrivait le 30 octobre 2006 :

« J’ai terminé Lilas-Zone la semaine passée, je l’ai envoyé à Françoise Favretto. J’attends son verdict. En même temps, j’ai corrigé deux jeux d’épreuves de Cédille au çiel. Je crois que le livre, l’objet, sera de bonne qualité. La sortie est prévue courant novembre. Je dois maintenant poursuivre et achever la saisie de Cache-cache vinaigre, qui est un gros « morceau ». Ces activités croisées m’ont laissé une curieuse impression de ressassement. On a beau dire que je suis très divers, il me semble que je creuse, fouille toujours au même endroit ».

Dans cette image de fouilles archéologiques, ne retrouve-t-on pas la ville dont parlait Gide à la fin de son Thésée, « j’ai bâti ma ville » ? Bâti ou reconstitué, comme se reconstitue un corps, dans les écrits divers et dans le Journal, ou comme la boue empâte, agglutine et conserve les vestiges d’une ville (Michel aime la boue, sympathise avec le chien qui s’y roule). Journal pour après, de même que Corbière a écrit des « rondels pour après » ? En attendant, la ville pousse, toute à son « désir de recommencement ». Citons la suite de la lettre du 30 octobre 2006 à Michel Sauquet :

« J’ai commencé un autre « opus » comme tu dis, des textes courts en prose qui feront apparaître des personnages aux occupations étranges ; deux noms sont tombés du ciel, La Salpêtreuse et Le Couve-Oronge. Tu vois, pas de chômage. Je ne sais pas ce qu’est l’oisiveté. En outre, j’ai accepté d’aller parler d’Izoard à Arras en avril. Côté lecture, j’ai acheté et lu L’apprenti sorcier d’Augiéras qui ne m’a pas convaincu et Retour de barbarie de Raymond Guérin ; ici aussi je suis sur la réserve. Mais je viens de recevoir deux énormes volumes de la Correspondance Gide/Rouart. Qui parle de vacances ?  ».

Journal et correspondance apparaissent comme complémentaires : force centrifuge et force centripète. Pour l’un et pour l’autre se pose la même question : faut-il publier ? Le 30 août 2004, Michel m’écrivait :

« J’ai repensé à ce projet d’édition des lettres de Rousselot ; je crois vraiment qu’il faut le mener à bien. Il me semble que l’homme n’eût pas été hostile à cette idée. Et peut-être en est-il de même de son Journal. Là, il faut se méfier malgré tout de l’intervention de la famille, de l’obsession du tri qui devient vite du caviardage. Il faut savoir ce qu’Anne-Marie va conserver, ce qu’elle va confier à la B.N. Rousselot a souhaité plusieurs fois détruire son Journal. Peu importe en vérité, il ne l’a pas fait. En ce qui me concerne, je sais que je ne détruirai pas le mien qui est sans doute moins littéraire que le sien (les extraits que j’ai lus, extraits choisis, me le font croire) ; il a occupé une trop grande place dans ma vie. Il est sûr cependant que je ne publierai rien de mon vivant. Après moi, vogue le radeau ».

Ces derniers mots me rappellent la fin des Poètes de sept ans : « (…) et pressentant violemment la voile ». Je ne peux relire ce poème sans penser à Michel, à cause de la pitié, des « pitiés immondes », et de la rumeur :

« Vertige, écroulements, déroutes et pitié !

―Tandis que se faisait la rumeur du quartier ».

Avec ou sans voile, ce radeau qui vogue plaide pour l’aventure de la publication (autre métaphore possible : une bouteille à la mer).

Autre argument, l’exemple ou, du moins, la référence, que le Journal de Gide, évidemment destiné à la publication, n’a cessé de représenter pour Michel, dont l’admiration n’a jamais interdit la critique. Citons le Journal de Valprémy, à propos du Journal de Gide :

« 1980 Jeudi 27 août. Robin 7. Journée d’hier à Bordeaux. Terminé d’André Gide la relecture du Journal (Pléïade. 1939-1949). Je reviens un peu sur mon impression première, celle d’un dévot. Gide est un littérateur jusqu’auboutiste. On aurait parfois envie que quelqu’autre travail l’occupât. Son besoin de cohérence, de paraître cohérent, l’oblige à des contorsions, des afféteries et coquetteries qui se doublent d’une humeur grincheuse dans les dernières années, peut-être une résurgence de l’enfance « rechignée ». Plus grave et décevante me semble sa conception élitiste de l’art, de l’esthétique (évidente il est vrai), dans ses projections sur la vie quotidienne. Je le montrerai plus loin. Il est sûr cependant que cette expérience introspective est incomparable et que, en souvenir des élans et émotions qu’elle engendra chez moi, j’y resterai fidèlement attaché. Je regrette maintenant de m’être tant hâté, nécessairement, à écrire mon mémoire « Gide et la peinture ». Quelles lacunes ! Quel manque de rigueur ! Quelques notes. Après la défaite de 1940 que Gide attribue en grande partie aux défauts de l’esprit français, il semble souhaiter l’installation d’une dictature où l’on pourrait « penser et (…) aimer librement », précisément ce que refusent les dictatures. « Si, demain (…) toute liberté de pensée ou du moins d’expression de cette pensée, nous est refusée, je tâcherai de me persuader que l’art, que la pensée même, y perdront moins que dans une liberté excessive. L’oppression ne peut avilir les meilleurs ; et quant aux autres, peu importe. Vive la pensée comprimée ! Le monde ne peut être sauvé que par quelques-uns. C’est aux époques non libérales que l’esprit libre atteint à la plus haute vertu ». Voici qui est dangereux, inadmissible. Il se place du bon côté de la barrière parmi ceux qui sauvent comme ces camarades lycéens qui se targuaient de royalisme sans envisager d’autres situations pour eux-mêmes qu’auprès du monarque. Dans une telle oppression encore faudrait-il que l’esprit soit libre ; son premier champ d’action, en admettant qu’il ne soit pas muselé, devrait alors être de secouer le joug et de se battre pour la liberté d’expression. Ce qu’il affirmera enfin en 1945 au sujet de l’U.R.S.S. Autre réflexion qui me fit inscrire en marge : « scandaleux ! » Gide écrit après un bombardement en Tunisie : « (…) une foule de pauvres gens, à laquelle je me suis mêlé quelques temps, cherchant en vain quelque visage où poser volontiers le regard. Rien que des êtres tarés, déchus, disgraciés, misérables, laids à décourager la pitié ». Ces remarques ne sont pas isolées mais répétées à plusieurs reprises. Amusant : « Trois genres littéraires me sont insupportables: le Garibaldi (…), le genre Mousquetaire, et le genre « Caramba ! ».

Si le Journal de Michel s’aiguise à celui de Gide sans épargner son modèle, il ne n’épargne pas lui-même dans une correspondance toute de disponibilité à ses amis, où il semble se découvrir, apprendre qui il est.

Michel Sauquet nous a confié quelques extraits d’une correspondance échangée avec Michel Valprémy de mai 1992 à juillet 2007, témoignage d’une « délicatesse », d’une « attention », d’une « fidélité », qui « ne faibliront jamais ». Quelques bribes permettent de saisir en quoi cet échange, pour chacun des deux, a pu ressembler à une maïeutique. La correspondance ne serait donc pas seulement dissémination, mais déjà tentative de recentrement, ébauche du Journal.

15-05-1992

« La lignée que vous voulez bien m’accorder me satisfait dans ses racines ; je parle de Rabelais. Sade m’ennuie souvent et je connais mal Jarry (mais Bobillot vient de m’en dire le plus grand bien). Je suis toujours heureux d’être considéré comme un « moderne », car j’ai tendance à ne voir en moi qu’un auteur désuet, très appliqué, légèrement précieux, jusque dans sa porcherie. Quant au « silence éditorial », certes on peut s’en plaindre, mais j’y gagne en tranquillité, en bonne surprise ; et votre lettre, sincèrement, vaut un succès à l’audimat.

(…)

Suranné ne veut pas dire démodé quand je l’emploie, mais plutôt hors des modes. N’allez pas croire que je me fustige à plaisir ou que j’accentue par trop mes décalages. Je goûte peu la désinvolture ambiante (mais je sais ce qu’est la fête), la désinvolture en littérature, ce que d’autres appellent le « négligéchic ». je n’en suis pas moins de mon temps. Et vous imaginez, en ce sens, combien vos remarques me touchent ».

09-11-1992

« Le problème du lecteur, du lecteur qui est aussi un auteur, c’est de ne pas assez s’oublier. Qu’aurais-je fait à sa place ? reste l’éternelle question, et ce n’est pas la bonne. Voici pourquoi je me suis « contenté » de « remarques » après la lecture d’ « Astérios » (je vous le renvoie très prochainement). Comprenez-moi, ce n’est pas le maniérisme qui pourrait me gêner ―on a usé du terme à mon propos― ce qui me gêne, me titille plutôt, c’est au contraire de ne pas assez le voir ».

07-11-1994

« Paysan ? Oui, oui, restons-le ! Mais goûter Trakl, Hölderlin, et même Claudel et Péguy, ce raffinement-là ne doit pas nous culpabiliser. Nous ne sommes pas des hommes de hiérarchie . La terre nous colle à la plume, au pull « Machin ». Je suis un paysan qui danse, un paysan aux mains douces… etc… etc. ».

20-10-1995

« La phrase de Wittgenstein me pose problème » (Il s’agit de la dernière phrase du Tractatus Logico-Philosophicus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire »). « Veut-il dire, c’est ce que je lis, qu’il ne faut pas toucher à l’inexprimable ? C’est peut-être croire un peu vite qu’il existe un réel descriptible à volonté, à satiété, mais en effet je crois que l’on peut, que l’on doit tourner autour du pot (voir, par exemple, les métaphores les plus incongrues de Proust), et exprimer « par frottements » ce qui n’est pas exprimable ».

08-08-1996

« Wittgenstein me laisse un peu (beaucoup) à l’extérieur du cercle, de son cercle. Souvent je me dis, tu vas hurler, à quoi bon décortiquer tout ça, à quoi bon cet « enculage de mouche » (Note par astérique : « j’exagère bien sûr »). L’instant d’après, je m’accuse de fainéantise, de débilité congénitale, et je reprends ma lecture qui me tombe des mains, mais je vais persister. J’attends l’étincelle. Autre monde. Je me suis replongé dans Balzac et, comme dirait Gide, j’en suis tout « épaté ». Relis les premières pages de La Peau de chagrin, admirables premières pages qui nous font comprendre à quel point il y a peu de révolution en art (et peut-être d’avant-garde), où Huysmans est déjà présent, et le Surréalisme (« un tournebroche était posé sur un ostensoir », je m’en souviendrai) ».

24 juin 2002

« Si j’ai eu un don dans la vie, c’est celui de la chorégraphie (à huit ans, je créais déjà des solos pour moi) ; mais cette aisance dans l’invention m’est si naturelle, si évidente (ça coule de source) que je n’ai jamais voulu tenter une quelconque carrière dans le domaine. Au contraire, sans cesse je me suis mis des bâtons dans les roues ; je ne voulais pas réussir. Ce qui vient tout seul, sans effort, sans être longtemps porté, ne me dit rien qui vaille. La difficulté m’est nécessaire, les lentes élaborations ».

1er juin 2003

« Que te dire de nouveau ? Albumville « se vend comme des petits pains », dixit l’éditrice. Il est vrai qu’Alain Joubert a parlé du livre dans un article de « La Quinzaine littéraire », article dont je ne partage pas le point de vue général. Je suis élu par le critique contre d’autres que moi je ne condamne pas (sous-entendu les formalistes, pour aller vite). Mais la nouvelle la plus étourdissante est celle-ci. Matthieu Gosztola, tout jeune poète du Mans, a décidé de consacrer son mémoire de maîtrise à mon « œuvre », comme il dit. Je ne sais si le sujet sera accepté en haut lieu (il dit qu’il se montrera convaincant), mais l’enthousiasme de ce garçon m’a touché. Je crois que si la jeunesse s’intéresse à notre génération, il est possible que nous nous survivions un peu ».

12 décembre 2006

« J’ai relu Barthes aussi ces derniers temps. Et avec grand plaisir. Cet homme est sans cesse à la bonne distance (son œil, sa main). On n’a pas envie de le contrarier tant la gourmandise est grande. Parfois, j’ai l’impression qu’il pourrait décaler son analyse jusqu’à se contredire sans que nous souhaitions nous opposer à lui. C’est du grand art. Mais la découverte de décembre est Aloysius Bertrand que je ne connaissais jusqu’ici que par Ravel. Tout un monde, vraiment, d’une originalité et d’une nouveauté incontestables. Et ce grand auteur n’aura jamais vu son œuvre imprimée ; un seul exemplaire a été vendu pendant vingt-sept ans ! ».

20 février 2007

« Je regretterai jusqu’à la fin de ne pas savoir jouer d’un instrument. Je le dis sans rire, j’eusse aimé être cantatrice !!! ».

lundi 9 août 2010

Vient de paraître : “Lilas-Zone – inventaire” de Michel Valprémy

Editions des Vanneaux

 

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“ Matière précieuse, lumière précieuse. C'est écrit au scalpel, à l'emporte-pièce. Les répertoires d'objets sacrés qui renvoient à un cadastre des lieux sacrés reconstituent comme à partir d'osse­ments la geste de l'enfance, le Grand Jeu, creuset des sacralisations sacrilèges (celles qui ne seront jamais confisquées), et peuvent aussi renvoyer à toutes les pistes explorées par une œuvre assuré­ment précieuse puisque entre toutes, dépositaire de secrets perdus, elle engrange et dilapide des trésors de fantaisie et d'exigence, de rigueur et de liberté. ” (François Huglo)

 

“ On n'a pas la berlue ; c'est tout plat, le dos de la main, un drap couché, une pâte à tarte sans grumeaux, tout plat et sec ; à peine, discontinu, un bourrelet de terre très-brune esquisse-t-il les bords anciens de la cuvette où l’on déposait culottes courtes, espadrilles, socquettes et le petit linge bien propre des poupons pisseux. La source ne tarissait pas, elle coulait sans s'essouffler, sans hoquets, elle pissait fin, un doigt, même au début, au tout début du monde, quand il tomba du plomb, des cailloux chauds, quand le fumier prit feu. Verte était la surface, d'un vert bouilli, fumé, avec un tulle de pollen, un voile qui plisse et pèle au premier vent comme la peau du dessus d'un cousin roux que n'aimait ni son père ni sa mère, ni la maîtresse ni la bande des zigouilleurs, ni le soleil tamisé qui fortifie pourtant le plus chétif, le plus pâlot des gosses de la grand ville et des bara­quements.” (Extrait de “La Mare”)

 

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ÉDITIONS DES VANNEAUX - 64 rue de la vallée de Crème
60480 MONTREUIL-sur-BRECHE

dimanche 1 août 2010

Mansarde

Michel Valprémy
à J-André Caldéron

      Dans l'hypnose des sillons et des tours un pick-up crédite le crachin imaginé du ciel plat, inutile.
      Le jeune homme blanchi de mousse, derrière la cloison, rase sa barbe-broussailles.
      Sous ce grenier pentu perceront les tiges de l'été.
      Je persiste dans les mares du café éternel, remède sur le temps infidèle.
      Je bois aussi son haleine de fumée.

Inédit. 20.01.1976