dimanche 16 mai 2010

Berthe la douce

Michel Valprémy

Berthe est une femme douce, une vieille femme ridée et douce au regard tendre. Berthe ne ferait pas de mal à une mouche.
Berthe ne ferme jamais la porte de son logis, mais elle ne bavarde pas sur le seuil, c'est impoli. Elle fait entrer, même pour un petit instant. On peut, à l'occasion, partager son modeste repas, un ragoût de pommes de terre, sans viande, qu'elle a baptisé "sauce cailloux".
— " Rien de plus facile, asseyez-vous, j'en ai pour une minute... Je fais revenir mon ail, doucement, doucement, je suis à vous... Un peu de farine, pas trop, pour le roux... Je viens... Ça va cuire tout seul. Je blanchirai avec un jaune d'œuf, des œufs frais de ce matin. C'est la bonne Amélie qui me les porte. Je blanchirai ; et le tour sera joué."
Berthe trottine dans sa cuisine, du placard au réchaud, du réchaud à l'évier. De temps en temps, elle soulève le couvercle du fait-tout, diminue la flamme, recueille un peu de jus dans la cuillère de bois, goûte en faisant claquer sa langue, rajoute une pincée de sel ou un demi-verre d'eau.
Chez Berthe on ne doit jamais s'asseoir sur une chaise ordinaire. Il faut prendre le grand fauteuil rembourré.
— "On me l'a offert le jour de mon départ à la retraite. Le Directeur lui-même. Quarante-deux ans dans le même magasin. Vous vous rendez compte. Un Grand-Magasin. C'était fatigant pour les jambes, debout toute la journée, du matin au soir. Mais ils étaient gentils avec moi. Les autres vendeuses ont fait une collecte. J'ai pu acheter à ma remplaçante, la nièce de ma jeune sœur, vous savez celle qui n'a pas eu de chance, son mari est mort dans le nord, d'un coup de grisou... Qu'est-ce que je disais ? Oui, j'ai pu acheter la glace ovale à la cordelière dorée, et ce vase d'opaline. J'ai reçu le grand diplôme, avec mon nom. Regardez ! Je ne vous raconte pas des histoires. Berthe Desmoulins. C'était moi la plus ancienne. Et puis, ça fait des souvenirs."
La maison de Berthe est bien tenue. Le buffet, la maie qui appartenait à sa mère, luisent et sentent la cire. A la bonne saison, elle les remplit de bocaux de légumes, de fruits au sirop, de confitures de toutes sortes. Le coing et le melon ont fait sa réputation. Des petits pots placés sur le devant des étagères, un échantillonnage de ses préparations, sont réservés à la dégustation ou à la distribution. Pour les grandes occasions, les visiteurs de marque, l'Adjoint au Maire en raffole, Berthe ouvre avec fierté son stock de miel. Elle est la seule à posséder, au fond de son potager, deux ruches en pleine activité.
Berthe ne quitte que rarement sa maison, quelques rhumatismes articulaires l'empêchent d'envisager de longs parcours. Elle verse au cantonnier une modique rétribution pour l'entretien du caveau de famille, où sont enterrés son père, sa mère, et sa jeune sœur qui n'a pas eu de chance. Berthe fait aussi porter quelque bouquet sur la tombe de Marcel Pinquet, le seul homme qu'elle ait aimé. Il fut assassiné d'un coup de surin dans une rue de Tanger. Le jour du retour du corps, la fiancée lui a juré fidélité, promesse tenue malgré les conspirations d'une famille bien décidée à la marier.
Berthe n'a rien à craindre. Elle est si douce que personne ne peut l'abandonner. Les commerçants la servent à domicile, elle les remercie d'une liqueur ou d'un cordial faits maison. Berthe a la main verte, les balcons de ses fenêtres, cactées et géraniums font l’admiration de tous. Ses boutures sont recherchées, on lui demande conseil pour l'arrosage, l'utilisation des engrais. Quand le temps s'y prête, elle se dirige, cabas au bras, vers l'impasse des Faures. A quatre pattes, elle glisse des boulettes de pain et de viande sous le portail de l'ancien maréchal-ferrant, nourrit une kyrielle de chats abandonnés. Parfois, aussi, Berthe va à la messe. Elle récompense d'une pièce ou d'un billet, à part égale, les enfants de chœur, connus ou inconnus.
Aujourd'hui, elle n'est pas peu fière. Elle est invitée. Elle mettra sa nouvelle robe gris bleu. Pour une fois, le noir ne sera pas de sortie. C'est Monsieur Rombert, le marchand de volailles, qui a invité Berthe. Personne dans le village ne saigne les poulets, ne dépèce les lapins comme elle.

Inédit

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