dimanche 26 décembre 2010

Prions

Michel Valprémy

où aller ce soir en ce mystère
à vous de donner le sens des flots
ces pivoines douces balises
ces rochers de chairs cassée
je m’allonge oint du dernier givre (les castes fondues, le tango des moteurs) sur le tapis de paille
comme dessin rupestre je me borde
le temps immobile pointille (on décalque, muet)
la voix glisse, j’obéis, acquis
 
Cassiopée n°04, 1er trimestre  1984








dimanche 12 décembre 2010

La cloison

Michel Valprémy

La cloison

Mensuel25 n°152, novembre 1992

dimanche 28 novembre 2010

Transcription/Exposition de deux pages manuscrites du Journal de Michel Valprémy, par Emmanuel Aragon

 

Pour l'exposition collective Hors de nous, à l'espace29 - Bordeaux, du 25 novembre au 18 décembre 2010, chaque artiste invite un autre artiste, invente un dialogue entre deux œuvres.

 

image

(travail en cours)

Présentation de Emmanuel Aragon :

J'ai découvert il y a peu l'écriture manuscrite du journal de Michel Valprémy, écrivain, poète et danseur. Au premier regard sa graphie donne l'impression d'une langue étrangère, d'où émergent seulement quelques mots lisibles. Sa minutie est fascinante, le soin de la mise en page, de quelques minuscules collages de feuilles sèches ou de fragments de papiers déchirés de part et d'autre.

Elle m'a parlé immédiatement de l'invention d'une écriture par le corps, de la place que je cherche pour la respiration, la retenue et l'énergie, la venue des mots avec la main.

J'ai ensuite appris au moment d'emprunter quelques pages de ce texte pour l'exposition, quelques histoires sur leur nature. La disparition de Michel Valprémy en 2007, et la place de ce journal, tenu quasi secrètement depuis plusieurs dizaines d'années.

Puis vient le moment d'apprendre à le lire, comprendre les incroyables a, s, g, les l et t souvent identiques, les r et n aussi, les e parfois invisibles… Je lis de plus en plus facilement, certains mots résistent plusieurs jours, mais le texte s'offre, apaisé, d'une langue à la fois raffinée, acérée et intime. S'y croisent (dans les pages exposées, de juillet et août 2007), des notes de mémoire sur sa résistance physique, sur ses rencontres personnelles et d'écrivain, sur ses émotions de spectateur, d'ami.

J'essaie de continuer sur la table et sur le mur mon travail d'écriture de voix, de trouver une lisibilité et une discrétion à la fois pour ce texte qui ne m'appartient pas. “

> à voir : http://emmanuelaragon.canalblog.com

lundi 22 novembre 2010

L’invasion des profanateurs

Michel Valprémy

Invasion des profanateurs

Collection Electre, Arras, Juin 1989

dimanche 14 novembre 2010

Michel Valprémy, une Chronologie. 1è partie : 1947 - 1991

par Joëlle et Pierre D. (1)

 

1947

Naissance le 3 juin 1947, à Tocane-Saint-Apre (Dordogne), de Michel, Angel, François Valprémy, fils d'Abel Valprémy et de Ginette Dumîas, tous les deux fonctionnaires des P.T.T. Un frère aîné, Pierre, Roger, Arnaud, a vu le jour le 7 Mai 1946, le benjamin, Jacques, André, naîtra le 9 octobre 1949. L'été 47 fut particulièrement chaud.

1950

Pour le Noël des P.T.T., son père lui offre de la pâte à modeler ; ses frères reçoivent chacun une locomotive.

Sa toute petite enfance est heureuse. Ses parents habitent Périgueux, mais les dimanches, les jours fériés, les petites et grandes vacances se passent dans la campagne du Ribéracois, le plus souvent chez ses grands-parents paternels, Angel et Marie, dite Texille. "Imagine — et je n'invente rien — ce petit village, Douchapt, une centaine d'habitants, où, chaque jour, je côtoyais des pupilles de l’Assistance, des réfugiés polonais, espagnols, des demi-fous (dont un conteur salace), un nain, une sourde-muette, une bossue, des sourciers, des sorciers, une femme au mauvais œil, un curé alcoolique... Je les côtoyais, je les aimais. Imagine la vieille ferme, le tas de fumier devant la porte, les cabinets de l'autre côté de la route, imagine les granges pleines d'odeurs, les remises, les écuries, les labours, les vendanges, les oies que l'on gardait au soleil couchant..." {Lettre à Joëlle D.). Il vouera un amour sans faille à sa grand-mère Texille, la Reine des guêpes, qui décédera nonagénaire en 1979. Dans sa bourgade natale vivent les grands-parents maternels. Siméon Dumias est couvreur-plombier-zingueur ; sa femme, Germaine, couturière, tient aussi boutique de quincaillerie où les clous, les vis, les boulons voisinent avec les coupes et les vases en faux vénitien. Une grand-tante du côté maternel, Berthe, avait épousé André Savignon, voyageur, journaliste, homme de lettres, prix Goncourt 1912 (Filles de la pluie).

Opération d'un phimosis (fimo quoi?). Le bistouri, le pus, le sang le chassent du paradis(2). "Chaque minute, j'inventerai de nouvelles combines pour que personne ne s'aperçoive du malheur" écrira-t-il dans le second Maïs.

1955

II apprend la danse classique avec Pierre Chatel, jeune danseur de l'Opéra de Paris paralysé par la sclérose en plaques. "Il était beau, extrêmement sévère pendant les leçons... Je me souviens de son odeur d'urine et de tabac froid. J'aimais cette odeur, elle m'écœurait." (Journal). Il se passionne aussi pour la musique, pour l'opéra et voit sa première Dame aux camélias qui restera son héroïne de prédilection.

1958

Obésité ; "transformé d'un seul coup, d'un seul, en montgolfière géante." On le surnomme Bouboule, plus rarement Grasalard. Dégoût du corps. "Il vivait tout habillé de noir, dans une chambre aux volets fermés et sale comme un peigne", raconte sa mère. Passable et médiocre sont les deux' pôles de sa scolarité. Il ne danse plus, n'écrit pas, ne lit pas. La musique toujours l'accompagne.

1965

II commence à tenir un journal, à écrire des poèmes, de court récits qui furent, pour la plus grande part, détruits. Guérison. Crise mystique. Lectures d'ouvrages ésotériques.

1967

Premier séjour en Italie, à Florence et Venise, "un éblouissement". Il y retournera fréquemment par la suite. Il n'a pas l'âme d'un grand voyageur. Il se rendra par trois fois au Maroc, à Tanger où vit son frère aîné et sa famille (voir Balek et Flashes). Il visitera l'Espagne, l'Egypte, la Hollande.

1968

Il habite Bordeaux et "suit" les cours de la Faculté de Lettres (section Lettres Modernes). Période de grande libération personnelle. "Dès que je quittais l'obscurité de ma chambre, mon enthousiasme intérieur était tel que j'admirais sans plus de réserve les effets de ce qu'il était convenu d'appeler le progrès tout aussi bien que les dogmes du vieux monde." (texte inédit). Il avoue avoir participé aux manifestations de mai "comme en queue de cortège", et jugé que "le meilleur du temps se vivait sur les pelouses".

1971

Le 25 juillet, son père se noie auprès de(3) lui sur la plage d'Hossegor. "Le jour était si clair qu'il tremblait."

Il termine son mémoire de Maîtrise : Gide et la peinture.

1972

II entre dans le corps de ballet du Grand-Théâtre de Bordeaux. Il y restera jusqu'en 1984. L'impossible rêve ne l'est plus. Il travaillera avec les artistes mythiques de son enfance : Wladimir Skouratoff, Yvette Chauviré, Colette Marchand, Jean Babilée, Serge Lifar. La famille du théâtre, "vacharde" et chaleureuse, lui ouvre de nouveaux horizons, ceux de la fête, de la vie nocturne et interlope.

1975

II achète avec Claude Martin une ancienne bâtisse du Libournais, au lieu-dit Robin, qui deviendra un rendez-vous d'artistes.

1981

Premières publications dans Apostrophe Magazine (Mathias Lair) et Minuit (Mathieu Lindon).

1982

Le 30 octobre, dans les caves de la Galerie du Fleuve, il participe, le corps peint par l'artiste, à un rituel, Scarification, de Jean-Philippe Thomasson, avec les saxophonistes Daniel Kientzy et Eric Tallet qui jouent une composition de Marc Tallet.

1983

II découvre l'œuvre de Luc Lauras. Son admiration ne fléchira pas. Grâce à des rencontres décisives, Katia Feijoo d'abord, puis Sylvie Couderc, il se passionne pour la peinture contemporaine.

1984

Didier Moulinier l'invite à participer à l'aventure de Chats Avalanches et de La Poire d'Angoisse. Il réalise ses premiers dessins et collages dont les fameux bittus(4) , petits personnages étiques et farceurs.

Il enseigne la danse classique.

1985-1989

Nombreuses publications. Il participe aux rencontres organisées par Alain Gibertie, Didier Moulinier, Françoise Favretto et Robert Variez, Dan et Guy Ferdinande. Il se lie d'amitié avec Christine et Thierry Dessolas, avec Jean-Pierre Bobillot et Sylvie Nève qui seront ses premiers lecteurs publics (La Reine des guêpes, les Amis de M25, Saint-Quentin-de-Caplong, été 1986). Bob & Nèv créeront, à Robin, leur Orlando Moroso, le 23 juillet 1988 et signeront la préface de Rose, Raoul et Courte-Queue (Editions Deleatur).

1991

II s'intéresse à l'archéologie de la préhistoire, "un but aux promenades". Le 3 juillet, à Robin, Jean-Pierre Bobillot dit : "Michel Valprémy, deux points, écrivain archaïque".

 

*

 

(1) Cette chronologie parue dans les Morceaux choisis de M. V. (Les contemporains, 1991) ont été rédigée par Joëlle et Pierre D., amis de l'auteur, pendant l'été 1991.

(2) Sic. (Note de l'auteur).

(3) "auprès de" remplace "avec" désormais, depuis une remarque judicieuse et bénéfique de Sylvie Nève.

(4) Dénomination due à Christophe Petchanatz, qui ajoutait : "Je mets deux t à bitte, parce que ça fait plus poignant." Ces personnages disparaîtront avec La Poire d'Angoisse.

dimanche 31 octobre 2010

Diableries. Poème du jour n°60

Michel Valprémy

1.
Puis je lave l’intruse, à mains nues, du genou au palais. Mon œil savant, mes cisailles décousent l’habit de noce (cygne et soie, cretonne pour l’envol) ; et le marteau sacré, l’outil choyé, sent la poudre et le lin. Reste un fantôme sous la toise.
 
2.
Mon ombre gît contre l’horloge, mon ombre dans l’ombre secoue ses billes, son avoine. Mon ombre fait la pluie qui dévore et ma couche où la bruyère m’enterre. « Mange ton poing ! » Les cavaliers errants fendent la bise, poitrail fumant, sexe de pierre. Mes couleurs sont louve et violette. Ma fenêtre ? un tilleul. Mon désir ? chair à chair, le bastion. J’invente sur le pouce des grelots de fortune, des gris-gris presque vifs. Ici crapauds, jonquilles ont le même âge, la même étoffe. J’épelle des noms impies, des noms de l’outremonde. Rentrent au bercail fier loustic et vierge pleins.
 
3.
J’ai la potion pour intimer l’attente. Sauvage est ma bouillie, bienheureux le blasphème. Je lis dans le miel mou, dans la cervelle des noix, dans le sable crispé des pisseuses. Mes longs drapeaux n’appellent qu’épouvantails, que goules acharnées. Demain la misaine, la friction des amphores ! Demain ! Chaste sera la nuit, une et une, tendue, un roc.
 
4.
Fioles de filles, diableries, corset, cornette, babouches d’ambre, « qui s’y frotte se tue ! » Et la peinture, la miniature : croisée, hautes tours, rixes roses à califourchon. Le fiancé mort meurt chaque nuit. Blanche cavale couche au tombeau.









 
Extrait de Le Dit d’A-M B.,  Atelier de l’Agneau, 2003

dimanche 17 octobre 2010

Plumes

Michel Valprémy

Bittus 2 (1985)

LPDA, 1985

dimanche 10 octobre 2010

Un masque, un miroir

Michel Valprémy
à Pierre Cottreau
Ce sera, Le dernier jour. Tu ne te feras pas prier. Je te mettrai un bandeau noir quand ton œil commencera ses rires. Je te conduirai par La manche. Les pieds nus sur ce chemin où vivent Les serpents, Les tarentules et Les scorpions. J'aurai lié tes mains avec un fil d'argent, je ne te délivrerai qu'à l'heure fragile des Lucioles. Je découperai ta camisole bleue, te coucherai sur le tertre des fourmis mauves, elles glisseront Leurs œufs marbrés dans tes oreilles, tes narines, ton méat, ton cul. Tu m'appelleras. J'ouvrirai tes lèvres avec la ronce et boirai le petit sang. Tu diras : "encore". J'enduirai ton corps de miel pour L'œuvre râpeuse des mandibules. Tu plisseras ton front et tu gémiras en accord. Quand La lune prendra la couleur du liège je m'allongerai sur toi. Les coccinelles, les doryphores, deux ou trois grillons, un ver de terre repu déserteront ton sexe. Je m'empalerai en te montrant ma nuque où le sculpteur sérieux gravera une vulve aquatique. On ne dira rien. Tu verras des images de rasoirs, de viande tailladée, d'obélisques géants, de sucre d'orge aminci par la langue cachou Je t'interdirai de jouir et me décrocherai pour laisser le premier vent du matin t'accomplir. Je te couvrirai de terre et de luzerne, raserai tes cheveux (ou je ferai semblant) et, quand midi sonnera, sous la loupe je chaufferai tes tempes. Puis, avec le scalpel dérobé, je scierai mes poignets et lentement, sur le fumier sec j'attendrai de pourrir.
Quand tu t’éveilleras treize ans auront passé. Tu n'auras plus de chambre à toi mais, parfois, une fenêtre. Tu déplieras une Lettre, les mots seront presque effacés, quelque chose comme : "salut ... grenadine ... oiseaux turbulents ... corps poreux ... pas même souffrir ... "Tu ne souriras pas, tu ne pleureras pas. On frappera au carreau. Tu prépareras le bandeau.

Interventions à haute voix n°08, 30 septembre 1983

Bitus (1985)

Michel Valprémy

Bittus 1 (1985)
1985, LPDA

dimanche 26 septembre 2010

Et la bouche

Michel Valprémy

et la bouche ne ment plus ne raconte plus d'histoires ne dit rien ni la patience ni les mots du désir elle ne sourit plus la bouche ne ment plus elle a raconté les plus belles histoires les plus fausses aussi elle a parlé de demain de l'été d'un voyage la bouche parlait sans cesse à perte de souffle sans boire sans fumer la bouche avait craché le chewing-gum le fétu de paille un filet de salive la bouche allait parler d'une chambre d'une meule de foin ou d'un hangar désert avant demain avant l'été avant le voyage et la bouche mange la bouche qui n'était pas si pressée qui se réservait pour l'été le voyage pour demain et la bouche frotte la bouche entre dans la bouche lui interdit de parler de sourire la bouche lèche les dents l'intérieur des joues le palais la bouche darde sa langue dépose la bave et la mousse dans la bouche la bouche quitte la bouche la langue s'étire s'effile glisse dans les narines le trou des oreilles la langue lisse les cheveux et les cils mouille les pommettes le coin des yeux la bouche ne reste pas longtemps à la même place va si vite va trop vite ne se soucie que d'elle-même et saute et butine et goûte des plis encore parfumés à la base du cou et le poivre à l'aisselle et la bouche commence à mordiller ne se retient plus sur le sein devient ventouse mandibule la bouche trace des sillons luisants sur toute la poitrine des sillons et des grands huit la langue creuse le nombril y cogne vrille comme un foret les dents scient arrachent un premier poil la bouche heurte une main qui cache quelque chose ou le protège la bouche écume et mord et mord encore le gras de la cuisse la rotule la cheville les tendons du pied la bouche dévore les orteils un à un la langue essuie la poussière du chemin blanc des chaumes et quelques grains de sable la poussière des pavés et des quais et 1e sang affleure et le sang reste sous la peau comme une tache comme une fraise et la bouche revient à ce qui était caché et qui ne l'est plus la bouche s'affole bâfre les couilles les deux ensemble et la langue dans la bouche les caresse et les presse contre les dents l'intérieur des joues le palais et la bouche les laisse sortir et les reprend et ainsi de suite jusqu'à la douleur la bouche s'agrandit ses commissures craquent la bouche a mal et se déchire elle ne sera jamais rassasiée elle aura toujours faim elle ne savourera pas de meilleurs fruits ni les prunes d'Agen ni les reine-claudes ni les quetsches elle ne sucera pas des mousses plus odorantes des lichens plus spongieux et la bouche fouille fouine entre les fesses et se repaît la bouche s'abouche au trou la langue s'élargit s'aplatit elle barbouille elle nettoie ce qu'elle a barbouillé la langue change de forme prend toutes les formes elle cure elle pénètre elle va beaucoup plus loin au tréfonds et les lèvres aspirent les sucs et la bouche se retire respire un peu d'air par saccades et souffle et respire et avale la tige la queue l'avale si bien que les lèvres sont retroussées que la tige cogne au fond de la gorge que les mâchoires souffrent que les larmes coulent que l'estomac se révulse et la bouche est pleine comblée n'en demande pas plus elle est pleine c'est chaud et dur et tendre aussi et ça bat ça puise c'est vivant et la queue se retire d'elle-même et plonge et se retire et replonge et s'échappe tout à fait et la langue s'amenuise pour devenir écharde épingle pour s'infiltrer dans le méat la 1angue renonce pourlèche le gland rouge violet pourpre cramoisi et la bouche recueille le sperme jusqu'à la dernière goutte et la bouche se gargarise mélange semence et salive en avale un peu et la bouche verse dans la bouche le contenu de la bouche et très vite la bouche dit qu'il est bien trop tôt pour savoir ce que sera demain ce que sera l'été la bouche se rince à l'eau du robinet la bouche demande une cigarette la bouche ne parle plus d'un voyage
 
Le 16.06.1984 - Inédit

Fronton du passé

Michel Valprémy

Ô
PUISATIER !
LE CHAOS EST ANCIEN.
QUE FERAI-JE SINON REPOUSSER L’ORDINAIRE ?
MELANGER L’INSTINCT BAROQUE AUX NECESSITES AUSTERES !
 
Le 14.07.1975 - Inédit





lundi 13 septembre 2010

Faces

Michel Valprémy

face1

face2

LPDA n°41, juin 1985

dimanche 29 août 2010

Le loin du monde (trio)

Michel Valprémy

MARIA (30 ans)
PATRICK (30 ans)                                                                          I ACTE
FRANÇOIS (30 ans)

(Une pièce indéfinie, dépouillée, sombre (reflets du feu). Les trois personnages sont assis en demi-cercle, face au public, devant une cheminée (qui n'existe pas). Ils peuvent, à leur gré, se chauffer les mains, activer les braises... etc. (sans obligation).
Ils sont habillés chaudement, sans exagération. L'hiver.
Au départ, ils sont silencieux, longuement. Sur un signe de Patrick les deux autres miment une écoute, presque ironiquement. Ils se regardent tous avec des hochements de tête de négation.)


PATRICK
(Très calmement, c'est-à-dire sans reproche.)Tais-toi ! tu répète ça depuis une heure
MARIA
Il devrait avoir écrit.
PATRICK
C'st assez maintenant. Tu entretiens ton marasme.
(Maria ne répond rien, sa tête ne cesse de remuer comme si elle continu. ait intérieurement un monologue  habituel. François sourit et la regarde, fasciné et admiratif. Ils se parleront toujours avec une étrange sérénité.)
MARIA
C'est vrai. C'est comme. Ça a doit être comme ça.
PATRICK
Depuis six mois tu devrais admettre...
MARIA
Sept ! (Elle compte sur ses doigts) Août-Septembre-Octobre-Novembre-Décembre-Janvier-Février.
PATRICK
Tu attends encore. Tu t'inventes toujours des histoires impossibles, tu ne t'inventes que des histoires impossibles. En fait tu ne les acceptes que parce qu'elles sont impossibles.
MARIA 
(Elle rit et rira toujours fort, en cascades, sans se forcer.) Tu as raison. (Un temps.) Cette fois-ci pourtant.
PATRICK
Comme les autres !
MARIA
Ça ne veut rien dire. Et puis j'attends moins maintenant. Ce n'était pas pareil. C'est lui qui semblait complètement. Enfin, j'y ai cru, vraiment. Il avait dit je viendrai. Quand il est parti j'étais un peu saoule mais il répétait je viendrai, ça j'en suis sûre.
PATRICK
Il faudra que vous m'aidiez à rentrer tout le bois.
MARIA
Mais tu crois qu'on peut sortir aujourd'hui.
PATRICK
Je n'ai rien entendu depuis trois jours.
FRANÇOIS
(Il parlera presque toujours pour lui-même, comme h est bien soudain de ne rien attendre. Plus rien. Toute possession est devenue vaine, mieux, inutile. Oui, exactement.
MARIA
Oui, cette fois-ci. (Un temps.) Je ne descendais plus voir si j'avais du courrier. Je croisais la boite aux lettres...par hasard.
FRANÇOIS 
Je ne m'aimais plus, c'est ça.
PATRICK 
(Amusé.) Je suis entouré de dingues.
FRANÇOIS 
En virtuose. Autrefois.
(Maria rit. Un silence prolongé. Maria reprend son rire)
PATRICK
Pourquoi ris-tu ?
MARIA 
Ce que François a dit tout à l'heure.
PATRICK 
Quand ?
MARIA 
Tu étais au grenier. Tu ne tenais plus en place.
PATRICK 
Je rangeais les bûches de l’année dernière. Qu’est-ce qu'il a dit ?
MARIA 
C'est le dindon qui a ses couilles sur le front. (Elle rit encore.)
PATRICK 
(Sans rire.) C'est toujours quand je ne suis pas là.
MARIA 
Mais tu ne ris jamais.
PATRICK
Je suis un spectateur froid, c'est tout... c'est tout.
FRANÇOIS
Pour mon bestiaire. Le début. Je n'irai pas plus loin.
MARIA
(A Patrick.) Tu apprendras. On va rester ensemble. Beaucoup.
PATRICK
Je ne sais pas. J'ai trop à faire. Tous ces arbres. Si je pouvais sortir. On n'entend même plus le vent. Non. Lui non plus. Même plus.
MARIA
Alors, même -s'il venait il ne pourrait pas venir. Je ne sais plus.
PATRICK
Tu feras semblant d'y croire. Je te connais.
MARIA
C'est comme ça, mon voyage.
FRANÇOIS
L’apparence est neutralisée. Je reviens à l’essentiel. A l'envers. Oui. C'est toujours une question de miroir. De toute façon.
PATRICK
Il nous restera le figuier.
MARIA
Stérile.
FRANÇOIS
Petit à petit.
MARIA
J'ai envie de hurler.(Elle se lève, pousse de les cris stridents et se rassied.)
FRANÇOIS
(Avec une ironie sérieuse.) C'est vrai qu'on n'entend rien ici
PATRICK
(Sérieux.) Heureusement !
MARIA 
ça va mieux.
FRANÇOIS
On se peuple comme on peut.
MARIA
Moi je n'ai peur de rien.
FRANÇOIS
Des couilles lourdes ça m'émeut.
MARIA
Vous croyez qu'il est rentré ?
FRANÇOIS
Au jour de Mars...on verra.
PATRICK 
J'ai tout fait pour éviter le voisinage. C'est trop tard, c'est fini. On ne peut rien entendre.
FRANÇOIS 
Il fait nuit et on ne rave plus.
MARIA
Au jour de Mars. Qu'est-ce que ça veut dire ?
PATRICK
Il manque une source ici.
MARIA 
Je me donne jusqu'à Vendredi. Après je me décide°
PATRICK 
Bon.
MARIA
(A François.) Tu crois qu'il vaut mieux que j'écrive ?
PATRICK
Tu sais bien que...
FRANÇOIS
Il ne reste que des bruits purs.
PATRICK 
Rien !
FRANÇOIS
Pour une fuite.
PATRICK
On pourrait creuser un puits.
MARIA 
Une grotte.
FRANÇOIS
Histoire de mieux s'évader.
MARIA 
Je vais partir seule. C'est décidé. J'ai dépassé tout mon temps.
FRANÇOIS
Même s'il fait jour.
MARIA
J'attends jusqu'à Vendredi. Oui Vendredi. Vendredi 20 heures.
PATRICK 
(Satisfait.) On n'entend vraiment rien. (Il se lève ouvre une porte, une fenêtre...Maria et François se regardent et s'immobilisent. Tous les trois écoutent. Aucun bruit. Cette séquence, très lente.)
FRANÇOIS
Rien. (Un temps.) Rien. Je ne veux plus rester seul.
(Maria se penche vers François et l'embrasse, lui effleurant les lèvres. Patrick ferme la porte, la fenêtre, revient vers eux. Il pose ses mains sur les épaules de François qui penche la tête en arrière. Patrick l'embrasse comme Maria vient de le faire, exactement. Il s'assied.)
PATRICK
Vendredi, moi aussi, je sortirai.
FRANÇOIS
Dans huit mois ce seront les vendanges.
MARIA
(Elle compte sur ses doigts.) Mars. Avril. Mai. Juin. Juillet. Août. Septembre Octobre. Je serai peut-être de retour.
PATRICK
Tu ne partiras plus.
FRANÇOIS
Je disais ça comme ça. Pour y goûter. On en serait tous étonnés. L'été dernier j'y croyais beaucoup. Vers la fin des glaïeuls. On volerait les grappes oubliées. Je vous ferai des tartes chaudes au raisin. Peut-être. On aura le ventre gonflé par les châtaignes. Après, on sautera les feux de sarments. Bien après. Oui. Personne ne voulait l'admettre. C'était dans l'air pourtant. Trop à la fois. On avait fait des réserves, des séances de prières. Je rangeais, comme une certitude. La moisissure partout. On colmatait les brèches. En cas. Probablement. Il nous restait des bougies.(A Maria.) On retrouva ta pipe à eau. Il faudrait que je recommence. A zéro. Un grand réservoir...qui fuit.
PATRICK
Donc, Samedi, on ira chercher des poireaux sauvages. Si je peux je couperai tous les arbres morts.
MARIA 
Peut-être que je vais écrire. Quand même.
PATRICK
Attends encore. Fais comme tu as dit. Vendredi.
MARIA
Mais attendre quoi ?
PATRICK
Ça va se calmer.
MARIA
Ce sera pareil.
PATRICK
Un meilleur choix. J'en suis certain.
(Un temps. Maria soudain se tord de douleurs, avec des grognements, comme si elle étouffait ; elle se tient les côtes. Ils la regardent sans intervenir puis Patrick fait un signe de complicité à François. Ils rient franchement.)
PATRICK
(A Maria.) Tu as battu ton record de grimaces.
MARIA 
J'ai mal.
PATRICK 
On sait.
MARIA
Ça me reprend.
PATRICK
Ça ne t'a pas quitté.
MARIA
(Plus grimacière encore avec des gestes excessifs.) C'est comme si une épée rougie à blanc me rentrait dans le ventre et ressortait par le poumon. Le gauche.
PATRICK
On peut rêver.
MARIA
J'ai mal.
FRANÇOIS
Je ne voudrais plus bouger .J'ai tout préparé. Je suis prêt.
MARIA
(Souffrant toujours.) Merde ! Merde !
FRANÇOIS
Travlo !
(Maria rit. Ses maux ont cessé, subitement.)
PATRICK
Je coupe les ormeaux aussi ?
MARIA
(A François.)Tu crois qu'on pourrait se faire la gueule ?
PATRICK
Je ne suis pas sûr qu'ils soient morts. Tout à fait.
FRANÇOIS
Quand on pourra on ne pourra plus rien.
MARIA
J'ai froid !
PATRICK
Tu somatises.
(Maria rit.)
PATRICK
On n'en sortira pas.
FRANÇOIS
Tout se dire c'est un bien plus grand respect.
PATRICK
Vous n'avez rien entendu ?
MARIA
Non !
PATRICK
Taisez-vous !
FRANÇOIS 
Qui sait ?
PATRICK
Il me semble avoir entendu...
MARIA
Tu guettes sans cesse.
FRANÇOIS
Des fougères. I1 en restera.
PATRICK
Il faut s'y mettre. Il faut que je les -s- coupe.
MARIA
Dommage. Ils sont si beaux ces arbres.
FRANÇOIS
Et puis on ne craint rien.
MARIA
Ça va faire un vide.
FRANÇOIS
De rien. Absolument. Je déteste ce mot : dommage.
PATRICK
Comme un cri mat. Vous n'avez vraiment rien entendu ?
FRANÇOIS
C'est carnaval ici.
MARIA
Peut-être qu'il n'a pas reçu mes lettres.
FRANÇOIS
(Soudain directement à Maria, mais toujours calmement.) Mais puisque vous ne vous êtes rien promis. Il a dit qu'il viendrait. Bon. C'est tout. Moi j'ai mes convictions.
MARIA
Lesquelles ? Je m'y perds moi dans tes énigmes.
PATRICK
Vous recommencez.
FRANÇOIS
On ne s'attend pas au pire. Il fait chaud ici. (Il se met lentement torse nu. A Patrick.) Gratte-moi le dos ! (Un temps.) Et le bout des seins aussi.
(Patrick obéit, comme un rituel quotidien. Un long temps. Maria a repris ses tics.)
MARIA
Si je dois dormir dehors je prendrai une couverture. La bleue.
FRANÇOIS
C'st bon. A chacun son prurit.
PATRICK
Avant tu disais : A chacun son 'frisson.
FRANÇOIS
Je vieillis. Non. Je m'émousse. Il faut creuser plus profond maintenant.
MARIA
S'il avait écrit, je ne sais pas du tout. (Un temps. Puis, comme une litanie.) J'ai le cafard. J'ai le coup de barre. J'ai soif. J'ai faim. J'ai mal à la, tête. J'ai envie de chialer. J'ai envie de pisser. (Elle se lève péniblement puis se rassied aussitôt.) Je suis fatiguée. J'ai la flemme d'aller pisser.
FRANÇOIS
C'est bon, comme une chrysalide.
(Patrick cesse de masser François qui se rhabille.)
PATRICK
Et le saule de la mare.
MARIA 
Tu vas couper le sorbier ?
PATRICK 
Oui, le premier.
MARIA 
Merde !
PATRICK 
On n'entend rien.
MARIA
Merde !
PATRICK
Le verger aussi.
MARIA
MERDE ! MERDE !! MERDE !!!
PATRICK
Ça fera une bonne réserve.
MARIA
Si je pars.
FRANÇOIS
Je suis sûr qu'il ne gèlera plus. Jamais. Je suis sûr. C'est une question de désir.
PATRICK
C'était un bon écran contre le gel.
FRANÇOIS
Quelle épidémie !
PATRICK
La route est fermée.
MARIA
Il ne faut plus sortir, c'est trop risqué.
PATRICK
Pourtant on n'entend plus rien. Oui, ça fait bien trois jours.
MARIA
Le facteur ne viendra plus.
FRANÇOIS
Moi j'y crois encore. Il y a des oiseaux.
PATRICK
Il ne passera plus.
(Silence.)
FRANÇOIS 
Je vous donnerai mes dessins.
(Silence.)
PATRICK 
On n'entend rien.
MARIA
C'est vrai.
FRANÇOIS
Chut !
MARIA
Chut !
(Ils écoutent tous les trois. Rien. Puis, quelques coups de fusils.)
PATRICK
(Fort.) LES CONS !
(Maria rit.)

Inédit – Avril 1980

dimanche 15 août 2010

Autour du Journal de Michel Valprémy et de ses Lettres à Michel Sauquet

Par François Huglo

Lecture à Robin le 1er août à l’occasion de la 3è Rencontre des Amis de Michel Valpémy

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Le Journal et la correspondance de Michel Valprémy sont des vases communicants. Dans le Journal, des signes manuscrits représentant une enveloppe ou un combiné précèdent les résumés ou les extraits de lettres ou d’entretiens téléphoniques. Mais dans la correspondance de Michel, il n’y a pas épanchement narcissique ; l’attention à l’autre, le don, risquent de provoquer la dissémination, l’éparpillement, et le journal cherche à faire bloc, à recentrer, à reconstituer.

Ce goût pour la correspondance et ce recours, ce retour au Journal comme à un sédiment, sont soulignés dès le début de l’entretien de Michel avec Christophe Petchanatz, publié dans Le Dépli amoureux en mai 1989 et repris dans la monographie éditée dans la collection Les contemporains favoris en 1991 :

« En revanche, dès l’âge de dix-huit ans, je pris goût à la correspondance. Le dessin, sans doute, me permit de m’épancher avec un soupçon de singularité ; mais c’est dans la manie des catalogues, des listes, des répertoires circonstanciés, manie qui soulignait une tendance à collectionner tout et n’importe quoi ― petits trésors ― que je peux reconnaître aujourd’hui l’embryon d’une écriture.

Comment ?

Il y eut d’abord un Carnet du désir où je réunissais les passages érotiques des livres qu’on me prêtait (Miller, Tropique du Capricorne) et une sorte de catalogue exhaustif de mes lectures que je résumais avec soin (nombreux ouvrages sur les religions, l’ésotérisme). Puis les deux cahiers se mêlèrent, les commentaires s’étoffèrent. En 65, mon Journal ne contenait plus les scènes licencieuses ; les notes de lecture (sans condensés), les observations personnelles sur la vie quotidienne, la famille, les rencontres, l’amour alternaient avec les premiers poèmes, les premières fictions brèves. Il s’agissait de faire bloc, un ensemble compact, loin de tout éparpillement. Je n’ai jamais cessé de tenir un Journal qui a perdu sa forme monolithique, mais n’en demeure pas moins le sédiment de mon travail.

Pourquoi ?

Il doit bien y avoir une raison, ou plusieurs ; un point de départ, ou plusieurs. Je dirais tout de go : écrire pour me reconstituer un corps. »

On retrouve cette crainte de la dissémination et ce désir de faire bloc, de faire corps, dans deux lettres récentes à Michel Sauquet. Versant inquiétude, Michel Valprémy lui écrivait le 30 avril 2005 :

« Est-ce en effet l’heure des bilans ? Je ne le crois pas, j’ai toujours en moi ce désir de recommencement. J’écrivais il y a peu dans mon Journal que je me sentais « capable du meilleur, du meilleur encore ». Je ne suis pas dans le renoncement. Mais il serait formidablement prétentieux d’affirmer que « j’ai bâti ma ville », comme l’écrit Gide à la fin de son Thésée. Je ne crois pas avoir fait une œuvre ; je ne vois dans mon travail d’écrivain que fragmentation. Est-ce à moi de juger ? Est-ce à nous ? ».

Versant cohérence, relativement plus rassurante ou consolante, il lui écrivait le 30 octobre 2006 :

« J’ai terminé Lilas-Zone la semaine passée, je l’ai envoyé à Françoise Favretto. J’attends son verdict. En même temps, j’ai corrigé deux jeux d’épreuves de Cédille au çiel. Je crois que le livre, l’objet, sera de bonne qualité. La sortie est prévue courant novembre. Je dois maintenant poursuivre et achever la saisie de Cache-cache vinaigre, qui est un gros « morceau ». Ces activités croisées m’ont laissé une curieuse impression de ressassement. On a beau dire que je suis très divers, il me semble que je creuse, fouille toujours au même endroit ».

Dans cette image de fouilles archéologiques, ne retrouve-t-on pas la ville dont parlait Gide à la fin de son Thésée, « j’ai bâti ma ville » ? Bâti ou reconstitué, comme se reconstitue un corps, dans les écrits divers et dans le Journal, ou comme la boue empâte, agglutine et conserve les vestiges d’une ville (Michel aime la boue, sympathise avec le chien qui s’y roule). Journal pour après, de même que Corbière a écrit des « rondels pour après » ? En attendant, la ville pousse, toute à son « désir de recommencement ». Citons la suite de la lettre du 30 octobre 2006 à Michel Sauquet :

« J’ai commencé un autre « opus » comme tu dis, des textes courts en prose qui feront apparaître des personnages aux occupations étranges ; deux noms sont tombés du ciel, La Salpêtreuse et Le Couve-Oronge. Tu vois, pas de chômage. Je ne sais pas ce qu’est l’oisiveté. En outre, j’ai accepté d’aller parler d’Izoard à Arras en avril. Côté lecture, j’ai acheté et lu L’apprenti sorcier d’Augiéras qui ne m’a pas convaincu et Retour de barbarie de Raymond Guérin ; ici aussi je suis sur la réserve. Mais je viens de recevoir deux énormes volumes de la Correspondance Gide/Rouart. Qui parle de vacances ?  ».

Journal et correspondance apparaissent comme complémentaires : force centrifuge et force centripète. Pour l’un et pour l’autre se pose la même question : faut-il publier ? Le 30 août 2004, Michel m’écrivait :

« J’ai repensé à ce projet d’édition des lettres de Rousselot ; je crois vraiment qu’il faut le mener à bien. Il me semble que l’homme n’eût pas été hostile à cette idée. Et peut-être en est-il de même de son Journal. Là, il faut se méfier malgré tout de l’intervention de la famille, de l’obsession du tri qui devient vite du caviardage. Il faut savoir ce qu’Anne-Marie va conserver, ce qu’elle va confier à la B.N. Rousselot a souhaité plusieurs fois détruire son Journal. Peu importe en vérité, il ne l’a pas fait. En ce qui me concerne, je sais que je ne détruirai pas le mien qui est sans doute moins littéraire que le sien (les extraits que j’ai lus, extraits choisis, me le font croire) ; il a occupé une trop grande place dans ma vie. Il est sûr cependant que je ne publierai rien de mon vivant. Après moi, vogue le radeau ».

Ces derniers mots me rappellent la fin des Poètes de sept ans : « (…) et pressentant violemment la voile ». Je ne peux relire ce poème sans penser à Michel, à cause de la pitié, des « pitiés immondes », et de la rumeur :

« Vertige, écroulements, déroutes et pitié !

―Tandis que se faisait la rumeur du quartier ».

Avec ou sans voile, ce radeau qui vogue plaide pour l’aventure de la publication (autre métaphore possible : une bouteille à la mer).

Autre argument, l’exemple ou, du moins, la référence, que le Journal de Gide, évidemment destiné à la publication, n’a cessé de représenter pour Michel, dont l’admiration n’a jamais interdit la critique. Citons le Journal de Valprémy, à propos du Journal de Gide :

« 1980 Jeudi 27 août. Robin 7. Journée d’hier à Bordeaux. Terminé d’André Gide la relecture du Journal (Pléïade. 1939-1949). Je reviens un peu sur mon impression première, celle d’un dévot. Gide est un littérateur jusqu’auboutiste. On aurait parfois envie que quelqu’autre travail l’occupât. Son besoin de cohérence, de paraître cohérent, l’oblige à des contorsions, des afféteries et coquetteries qui se doublent d’une humeur grincheuse dans les dernières années, peut-être une résurgence de l’enfance « rechignée ». Plus grave et décevante me semble sa conception élitiste de l’art, de l’esthétique (évidente il est vrai), dans ses projections sur la vie quotidienne. Je le montrerai plus loin. Il est sûr cependant que cette expérience introspective est incomparable et que, en souvenir des élans et émotions qu’elle engendra chez moi, j’y resterai fidèlement attaché. Je regrette maintenant de m’être tant hâté, nécessairement, à écrire mon mémoire « Gide et la peinture ». Quelles lacunes ! Quel manque de rigueur ! Quelques notes. Après la défaite de 1940 que Gide attribue en grande partie aux défauts de l’esprit français, il semble souhaiter l’installation d’une dictature où l’on pourrait « penser et (…) aimer librement », précisément ce que refusent les dictatures. « Si, demain (…) toute liberté de pensée ou du moins d’expression de cette pensée, nous est refusée, je tâcherai de me persuader que l’art, que la pensée même, y perdront moins que dans une liberté excessive. L’oppression ne peut avilir les meilleurs ; et quant aux autres, peu importe. Vive la pensée comprimée ! Le monde ne peut être sauvé que par quelques-uns. C’est aux époques non libérales que l’esprit libre atteint à la plus haute vertu ». Voici qui est dangereux, inadmissible. Il se place du bon côté de la barrière parmi ceux qui sauvent comme ces camarades lycéens qui se targuaient de royalisme sans envisager d’autres situations pour eux-mêmes qu’auprès du monarque. Dans une telle oppression encore faudrait-il que l’esprit soit libre ; son premier champ d’action, en admettant qu’il ne soit pas muselé, devrait alors être de secouer le joug et de se battre pour la liberté d’expression. Ce qu’il affirmera enfin en 1945 au sujet de l’U.R.S.S. Autre réflexion qui me fit inscrire en marge : « scandaleux ! » Gide écrit après un bombardement en Tunisie : « (…) une foule de pauvres gens, à laquelle je me suis mêlé quelques temps, cherchant en vain quelque visage où poser volontiers le regard. Rien que des êtres tarés, déchus, disgraciés, misérables, laids à décourager la pitié ». Ces remarques ne sont pas isolées mais répétées à plusieurs reprises. Amusant : « Trois genres littéraires me sont insupportables: le Garibaldi (…), le genre Mousquetaire, et le genre « Caramba ! ».

Si le Journal de Michel s’aiguise à celui de Gide sans épargner son modèle, il ne n’épargne pas lui-même dans une correspondance toute de disponibilité à ses amis, où il semble se découvrir, apprendre qui il est.

Michel Sauquet nous a confié quelques extraits d’une correspondance échangée avec Michel Valprémy de mai 1992 à juillet 2007, témoignage d’une « délicatesse », d’une « attention », d’une « fidélité », qui « ne faibliront jamais ». Quelques bribes permettent de saisir en quoi cet échange, pour chacun des deux, a pu ressembler à une maïeutique. La correspondance ne serait donc pas seulement dissémination, mais déjà tentative de recentrement, ébauche du Journal.

15-05-1992

« La lignée que vous voulez bien m’accorder me satisfait dans ses racines ; je parle de Rabelais. Sade m’ennuie souvent et je connais mal Jarry (mais Bobillot vient de m’en dire le plus grand bien). Je suis toujours heureux d’être considéré comme un « moderne », car j’ai tendance à ne voir en moi qu’un auteur désuet, très appliqué, légèrement précieux, jusque dans sa porcherie. Quant au « silence éditorial », certes on peut s’en plaindre, mais j’y gagne en tranquillité, en bonne surprise ; et votre lettre, sincèrement, vaut un succès à l’audimat.

(…)

Suranné ne veut pas dire démodé quand je l’emploie, mais plutôt hors des modes. N’allez pas croire que je me fustige à plaisir ou que j’accentue par trop mes décalages. Je goûte peu la désinvolture ambiante (mais je sais ce qu’est la fête), la désinvolture en littérature, ce que d’autres appellent le « négligéchic ». je n’en suis pas moins de mon temps. Et vous imaginez, en ce sens, combien vos remarques me touchent ».

09-11-1992

« Le problème du lecteur, du lecteur qui est aussi un auteur, c’est de ne pas assez s’oublier. Qu’aurais-je fait à sa place ? reste l’éternelle question, et ce n’est pas la bonne. Voici pourquoi je me suis « contenté » de « remarques » après la lecture d’ « Astérios » (je vous le renvoie très prochainement). Comprenez-moi, ce n’est pas le maniérisme qui pourrait me gêner ―on a usé du terme à mon propos― ce qui me gêne, me titille plutôt, c’est au contraire de ne pas assez le voir ».

07-11-1994

« Paysan ? Oui, oui, restons-le ! Mais goûter Trakl, Hölderlin, et même Claudel et Péguy, ce raffinement-là ne doit pas nous culpabiliser. Nous ne sommes pas des hommes de hiérarchie . La terre nous colle à la plume, au pull « Machin ». Je suis un paysan qui danse, un paysan aux mains douces… etc… etc. ».

20-10-1995

« La phrase de Wittgenstein me pose problème » (Il s’agit de la dernière phrase du Tractatus Logico-Philosophicus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire »). « Veut-il dire, c’est ce que je lis, qu’il ne faut pas toucher à l’inexprimable ? C’est peut-être croire un peu vite qu’il existe un réel descriptible à volonté, à satiété, mais en effet je crois que l’on peut, que l’on doit tourner autour du pot (voir, par exemple, les métaphores les plus incongrues de Proust), et exprimer « par frottements » ce qui n’est pas exprimable ».

08-08-1996

« Wittgenstein me laisse un peu (beaucoup) à l’extérieur du cercle, de son cercle. Souvent je me dis, tu vas hurler, à quoi bon décortiquer tout ça, à quoi bon cet « enculage de mouche » (Note par astérique : « j’exagère bien sûr »). L’instant d’après, je m’accuse de fainéantise, de débilité congénitale, et je reprends ma lecture qui me tombe des mains, mais je vais persister. J’attends l’étincelle. Autre monde. Je me suis replongé dans Balzac et, comme dirait Gide, j’en suis tout « épaté ». Relis les premières pages de La Peau de chagrin, admirables premières pages qui nous font comprendre à quel point il y a peu de révolution en art (et peut-être d’avant-garde), où Huysmans est déjà présent, et le Surréalisme (« un tournebroche était posé sur un ostensoir », je m’en souviendrai) ».

24 juin 2002

« Si j’ai eu un don dans la vie, c’est celui de la chorégraphie (à huit ans, je créais déjà des solos pour moi) ; mais cette aisance dans l’invention m’est si naturelle, si évidente (ça coule de source) que je n’ai jamais voulu tenter une quelconque carrière dans le domaine. Au contraire, sans cesse je me suis mis des bâtons dans les roues ; je ne voulais pas réussir. Ce qui vient tout seul, sans effort, sans être longtemps porté, ne me dit rien qui vaille. La difficulté m’est nécessaire, les lentes élaborations ».

1er juin 2003

« Que te dire de nouveau ? Albumville « se vend comme des petits pains », dixit l’éditrice. Il est vrai qu’Alain Joubert a parlé du livre dans un article de « La Quinzaine littéraire », article dont je ne partage pas le point de vue général. Je suis élu par le critique contre d’autres que moi je ne condamne pas (sous-entendu les formalistes, pour aller vite). Mais la nouvelle la plus étourdissante est celle-ci. Matthieu Gosztola, tout jeune poète du Mans, a décidé de consacrer son mémoire de maîtrise à mon « œuvre », comme il dit. Je ne sais si le sujet sera accepté en haut lieu (il dit qu’il se montrera convaincant), mais l’enthousiasme de ce garçon m’a touché. Je crois que si la jeunesse s’intéresse à notre génération, il est possible que nous nous survivions un peu ».

12 décembre 2006

« J’ai relu Barthes aussi ces derniers temps. Et avec grand plaisir. Cet homme est sans cesse à la bonne distance (son œil, sa main). On n’a pas envie de le contrarier tant la gourmandise est grande. Parfois, j’ai l’impression qu’il pourrait décaler son analyse jusqu’à se contredire sans que nous souhaitions nous opposer à lui. C’est du grand art. Mais la découverte de décembre est Aloysius Bertrand que je ne connaissais jusqu’ici que par Ravel. Tout un monde, vraiment, d’une originalité et d’une nouveauté incontestables. Et ce grand auteur n’aura jamais vu son œuvre imprimée ; un seul exemplaire a été vendu pendant vingt-sept ans ! ».

20 février 2007

« Je regretterai jusqu’à la fin de ne pas savoir jouer d’un instrument. Je le dis sans rire, j’eusse aimé être cantatrice !!! ».

lundi 9 août 2010

Vient de paraître : “Lilas-Zone – inventaire” de Michel Valprémy

Editions des Vanneaux

 

lilas-zone1 

“ Matière précieuse, lumière précieuse. C'est écrit au scalpel, à l'emporte-pièce. Les répertoires d'objets sacrés qui renvoient à un cadastre des lieux sacrés reconstituent comme à partir d'osse­ments la geste de l'enfance, le Grand Jeu, creuset des sacralisations sacrilèges (celles qui ne seront jamais confisquées), et peuvent aussi renvoyer à toutes les pistes explorées par une œuvre assuré­ment précieuse puisque entre toutes, dépositaire de secrets perdus, elle engrange et dilapide des trésors de fantaisie et d'exigence, de rigueur et de liberté. ” (François Huglo)

 

“ On n'a pas la berlue ; c'est tout plat, le dos de la main, un drap couché, une pâte à tarte sans grumeaux, tout plat et sec ; à peine, discontinu, un bourrelet de terre très-brune esquisse-t-il les bords anciens de la cuvette où l’on déposait culottes courtes, espadrilles, socquettes et le petit linge bien propre des poupons pisseux. La source ne tarissait pas, elle coulait sans s'essouffler, sans hoquets, elle pissait fin, un doigt, même au début, au tout début du monde, quand il tomba du plomb, des cailloux chauds, quand le fumier prit feu. Verte était la surface, d'un vert bouilli, fumé, avec un tulle de pollen, un voile qui plisse et pèle au premier vent comme la peau du dessus d'un cousin roux que n'aimait ni son père ni sa mère, ni la maîtresse ni la bande des zigouilleurs, ni le soleil tamisé qui fortifie pourtant le plus chétif, le plus pâlot des gosses de la grand ville et des bara­quements.” (Extrait de “La Mare”)

 

Commande (10 € + 2 €)

ÉDITIONS DES VANNEAUX - 64 rue de la vallée de Crème
60480 MONTREUIL-sur-BRECHE

dimanche 1 août 2010

Mansarde

Michel Valprémy
à J-André Caldéron

      Dans l'hypnose des sillons et des tours un pick-up crédite le crachin imaginé du ciel plat, inutile.
      Le jeune homme blanchi de mousse, derrière la cloison, rase sa barbe-broussailles.
      Sous ce grenier pentu perceront les tiges de l'été.
      Je persiste dans les mares du café éternel, remède sur le temps infidèle.
      Je bois aussi son haleine de fumée.

Inédit. 20.01.1976

dimanche 18 juillet 2010

Sérigraphie

Michel Valprémy
A Jacques Cohr

L'oiseau de fer se décompose, outre crevée,
Edentée, défoncée,
Cul de tôles plissées.
                  Spectateur, en recul, je conçois une musique...choc urbain ? Cris sur l'écorce ?
Les astres liquides caressent l'emblème mécanique.
                   Les insectes ont-ils jamais brisé leurs ailes et carapace se croisant, se dépassant ?...
Un peintre, charognard du hasard,
Vomit,
De la pourriture d'acier,
Ses couleurs comme des voyelles.

Inédit - 25.9.1975.

dimanche 4 juillet 2010

Au grand soleil

Michel Valprémy




LPDA n°95, août 1986

dimanche 27 juin 2010

Comme effacé

Michel Valprémy

disparus dans le loisir de l'autre sans expliquer soudain le hasard ou de quel aimant
il ne resta qu'une trace le faisceau régulier inexplicite (d'abord) du spot dans l'oubli des lunettes et peut-être (n'inventais-je pas déjà ?) le sanglot secoué des glaçons mais rien autour n'avait tremblé craqué ni brume ni fumée aucun brouillard une anesthésie choisie (forcée ? question ultérieure) la douleur trancha la nuque et le sang incolore coula sur le tabouret les coussins les tables les murs l'œil s'égoutta je n'avais rien vu (ou si peu si pauvre) le ventre s'ouvrit comme pamplemousse juteuse juteuse viscères pendus rien d'autre aucune dérive pas même le pas la négligence du geste un laps figé glaciaire le silence cellulaire il n'y aura donc pas de notes photos diapos films toute condition occultée — mais vraiment le verre parle et l'on ne boit pas — nul frôlement une absence de salive et de contacts
l'oubli s’achève dans l'oubli la chute et la coupure des graminées




Inédit – 14/04/1981 - 1985 (dessin)

mardi 15 juin 2010

Nota Bene

Michel Valprémy














Tuyau n°7, juin 1986

dimanche 30 mai 2010

La loi

Michel Valprémy

Ils ne s'inquiétèrent pas le premier jour. Talion, le chat sacré, le Birman, avait disparu. Ce n'était pas la première fois et il connaissait bien les lieux. L’animal de luxe vivait comme un chat de gouttière, le plus souvent dehors, par tous les temps. Cependant la période du rut était passée. La chaleur d'août, comme une ankylose, retardait la décision d'une recherche systématique. Le benjamin de la famille restait inconsolable. Une semaine s'écoula sans cris, sans appels, sans témoins.
On le découvrit inanimé dans un recoin de la grange aux foins, la patte avant droite prise dans un piège à rats sommaire (personne n'avoua jamais l'avoir posé). La grand-mère répétait que le plus proche voisin était le coupable, ne lui jetait-t-il pas toujours des pierres ? La blessure profonde et puante découvrait les os, la chair bleuie se décomposait, les fourmis s'y pressaient. Le sang séché tachait le poil crème, les yeux bleus à demi fermés suppuraient.
La mémé et son petit-fils soignèrent sa plaie avec un coton imbibé d'eau-de-vie ou d'une lotion de romarin. Talion se laissait faire sans plaintes, parfois il haletait comme un chien au retour de la chasse. Les autres s'écartaient, dégoûtés, en l'apercevant, ils refusaient de manger avec force grimaces quand le chat, réclamant quelque nourriture, déposait tant bien que mal sa patte déchirée sur les mollets ou les genoux.
Les vacances étaient gâchées. On décida "d'achever les souffrances" de l'animal qui, malgré les rebuffades, retrouvait en boitillant toutes ses habitudes. "Ça nous enlèvera une épine du pied !", enfin une parole franche. "Qu’est-ce qu'on en fera en ville ?" Le petit pleura, supplia même. Rien n'y fit !
Le fusil fut nettoyé, "Ça sera fait pour l'ouverture !" et le coup partit tôt le matin derrière les anciens cabinets de planche. On sut que Talion était enterré sous le tas de fumier car l'enfant y déposait régulièrement les plus beaux dahlias du jardin. On instaura le silence. Les siestes, les baignades se succédèrent comme avant. L'œil de la grand-mère devenait cruel, l'enfant, accroché à son tablier, ne la quittait plus.
Dans les premières nuits de septembre toute la famille fut réveillée par des grattements ininterrompus à la porte d'entrée. On ne découvrit aucune trace, aucun indice. Le petit, sans l'avouer, remarqua des écorchures sur les plinthes de la cuisine. La journée des miaulements résonnèrent dans toute la maison comme un écho lointain, entêtant et lugubre répondant à la sonnerie de l'horloge. Le vent devint coupable. On inspecta sans résultat les cheminées.
Un matin, les deux filles aînées et leur mère se levèrent les bras et le cou lacérés, griffés, piqués de morsures. On accusa les bestioles nocturnes, araignées, cancrelats ou mille-pattes. On parla même d'une allergie aux premières girolles.
Le jour précédant la rentrée des classes, le père, arpentant le verger se coupa la jambe droite avec la faux oubliée dans la luzerne. Sous la chair soulevée comme un copeau on apercevait le tibia.
La nuit de l'accident les miaulements cessèrent. Tout sembla rentrer dans 1'ordre. Seul, chaque dimanche, le garçonnet retournait brièvement devant la petite croix d'osier surmontant le tertre de fleurs désormais pourries.
A la Toussaint le père que l'on croyait guéri recommença de souffrir. On multiplia en vain les visites aux médecins, aux spécialistes. La blessure ne se cicatrisait plus, le pus coulait sans interruption. La gangrène se développa. Il fallut amputer.
Au printemps le père se tira une balle dans la tête avec le revolver qu'il conservait depuis la dernière guerre plié dans un mouchoir au fond du tiroir du confiturier.
Un peu plus tard dans une haie d'aubépines bordant le pré des cognassiers le petit-fils aperçut un chat, réplique exacte de Talion. Il crut le voir sourire.

Inédit

La saison des A

Michel Valprémy


LPDA n°41, juin 1985

dimanche 16 mai 2010

Berthe la douce

Michel Valprémy

Berthe est une femme douce, une vieille femme ridée et douce au regard tendre. Berthe ne ferait pas de mal à une mouche.
Berthe ne ferme jamais la porte de son logis, mais elle ne bavarde pas sur le seuil, c'est impoli. Elle fait entrer, même pour un petit instant. On peut, à l'occasion, partager son modeste repas, un ragoût de pommes de terre, sans viande, qu'elle a baptisé "sauce cailloux".
— " Rien de plus facile, asseyez-vous, j'en ai pour une minute... Je fais revenir mon ail, doucement, doucement, je suis à vous... Un peu de farine, pas trop, pour le roux... Je viens... Ça va cuire tout seul. Je blanchirai avec un jaune d'œuf, des œufs frais de ce matin. C'est la bonne Amélie qui me les porte. Je blanchirai ; et le tour sera joué."
Berthe trottine dans sa cuisine, du placard au réchaud, du réchaud à l'évier. De temps en temps, elle soulève le couvercle du fait-tout, diminue la flamme, recueille un peu de jus dans la cuillère de bois, goûte en faisant claquer sa langue, rajoute une pincée de sel ou un demi-verre d'eau.
Chez Berthe on ne doit jamais s'asseoir sur une chaise ordinaire. Il faut prendre le grand fauteuil rembourré.
— "On me l'a offert le jour de mon départ à la retraite. Le Directeur lui-même. Quarante-deux ans dans le même magasin. Vous vous rendez compte. Un Grand-Magasin. C'était fatigant pour les jambes, debout toute la journée, du matin au soir. Mais ils étaient gentils avec moi. Les autres vendeuses ont fait une collecte. J'ai pu acheter à ma remplaçante, la nièce de ma jeune sœur, vous savez celle qui n'a pas eu de chance, son mari est mort dans le nord, d'un coup de grisou... Qu'est-ce que je disais ? Oui, j'ai pu acheter la glace ovale à la cordelière dorée, et ce vase d'opaline. J'ai reçu le grand diplôme, avec mon nom. Regardez ! Je ne vous raconte pas des histoires. Berthe Desmoulins. C'était moi la plus ancienne. Et puis, ça fait des souvenirs."
La maison de Berthe est bien tenue. Le buffet, la maie qui appartenait à sa mère, luisent et sentent la cire. A la bonne saison, elle les remplit de bocaux de légumes, de fruits au sirop, de confitures de toutes sortes. Le coing et le melon ont fait sa réputation. Des petits pots placés sur le devant des étagères, un échantillonnage de ses préparations, sont réservés à la dégustation ou à la distribution. Pour les grandes occasions, les visiteurs de marque, l'Adjoint au Maire en raffole, Berthe ouvre avec fierté son stock de miel. Elle est la seule à posséder, au fond de son potager, deux ruches en pleine activité.
Berthe ne quitte que rarement sa maison, quelques rhumatismes articulaires l'empêchent d'envisager de longs parcours. Elle verse au cantonnier une modique rétribution pour l'entretien du caveau de famille, où sont enterrés son père, sa mère, et sa jeune sœur qui n'a pas eu de chance. Berthe fait aussi porter quelque bouquet sur la tombe de Marcel Pinquet, le seul homme qu'elle ait aimé. Il fut assassiné d'un coup de surin dans une rue de Tanger. Le jour du retour du corps, la fiancée lui a juré fidélité, promesse tenue malgré les conspirations d'une famille bien décidée à la marier.
Berthe n'a rien à craindre. Elle est si douce que personne ne peut l'abandonner. Les commerçants la servent à domicile, elle les remercie d'une liqueur ou d'un cordial faits maison. Berthe a la main verte, les balcons de ses fenêtres, cactées et géraniums font l’admiration de tous. Ses boutures sont recherchées, on lui demande conseil pour l'arrosage, l'utilisation des engrais. Quand le temps s'y prête, elle se dirige, cabas au bras, vers l'impasse des Faures. A quatre pattes, elle glisse des boulettes de pain et de viande sous le portail de l'ancien maréchal-ferrant, nourrit une kyrielle de chats abandonnés. Parfois, aussi, Berthe va à la messe. Elle récompense d'une pièce ou d'un billet, à part égale, les enfants de chœur, connus ou inconnus.
Aujourd'hui, elle n'est pas peu fière. Elle est invitée. Elle mettra sa nouvelle robe gris bleu. Pour une fois, le noir ne sera pas de sortie. C'est Monsieur Rombert, le marchand de volailles, qui a invité Berthe. Personne dans le village ne saigne les poulets, ne dépèce les lapins comme elle.

Inédit