dimanche 27 septembre 2009

Delivre-moi Oreste



délivre-moi Oreste, le collier m'étrangle, le fer scie la peau, les os craquent, la chaîne n'est pas assez longue, je ne vois pas le massacre, la boucherie, le feu d'artifice, mais je danse de toutes mes forces, je piétine les galets, les coquilles, je tourne comme une toupie, je griffe mes tempes, j'entends les hurlements de la pouffiasse, le trident perce ses mamelles, j'entends les hurlements du porc, tes bottes écrasent ses couilles qui rendent leur dernier jus, je lance mes bras au ciel, bleu pour la première fois, bleu comme ton regard qui me pleure, moi, enfin moi, ta sœur, ta folle, Oreste, Oreste, les boulons sautent, je crève Oreste, ça vient vite maintenant, au triple galop, la vieille pute disait vrai, mon âme appartient au diable, mon cœur est une poubelle pleine à ras bord, le sac pète, ça fuit de partout, les ordures dégoulinent, mes oreilles, mes trous de nez saignent, ma joue trempe dans la sauce, je vois la couleur de la flaque, le noir, le goudron, ta grande sœur pue Oreste, elle est moisie, souillée jusqu'à la moelle, elle pue de haut en bas, dehors, dedans, elle empeste la sardine, le hareng, le maquereau, depuis dix ans, cent ans, mille ans, je bouffe des sardines crues, des harengs blancs, des maquereaux vivants, toute la poiscaille du monde, depuis des lustres je chie des arêtes et des écailles, c'est fini, tu es venu si tard, sans prévenir, comme un voleur, content de toi, de la surprise, j'étais déjà chienne-louve, pieuvre, une charogne infecte, Oreste, les chevaux remorquent la marée, le vent du large bafouille, je ne démêle plus les messages, l'écume bouillonne, la bave des trépassés s'accroche au grillage, une heure, une heure encore, et la pourriture de la mer s'enfoncera dans mon ventre, je veux te voir sur le seuil, dans le soleil, Oreste, mon navire, ma frégate, ta carcasse dans la lumière, montre-toi corsaire, fais le beau, et rase le taudis, fous le feu aux quatre planches, venge-moi jusqu'au bout, tu me le dois, c'est ma récompense, mon mérite, gifle la Chryso, cette fausse sirène, ne la laisse pas rouler ta cigarette, te servir la bière, le cidre bouché, le calva, ne la laisse pas te cajoler, presser ton front mouillé sur ses seins, elle les parfumait avec les genêts, les pois de senteur, les baies poivrées que le salaud cueillait pour sa salope, pour la baleine, ma sœur n'est plus ma sœur, c'est une mollasse, une menteuse, ses cheveux, ses dents, ses taches de rousseur mentent, elle ne croyait pas que tu étais vivant dans l'île, elle lisait et relisait le journal qui parlait du naufrage, le jour des méduses, un banc de méduses, un pont de glace jeté entre toi et moi, ne l'écoute pas, elle a brûlé les ex-voto, elle limait les ongles du fumier, elle lui obéissait, elle nettoyait sa merde, son vomi du samedi soir, elle voulait marcher, bien coiffée, sur le môle et dans les ruelles sombres du débarcadère, le chant des marins sous la lune, l'appel matinal des dockers lui donnaient la chair de poule, le sourire des moussaillons l'engrossait, Oreste, recommence, c'était trop court, un éclair dans la tempête, une étoile filante, un fanal dans la brume, la joie est passée sans s'arrêter, je ne me souviens plus du plaisir, de la délivrance, tue-les encore et encore, fais gueuler les cadavres, arrache leurs yeux, dévisse leurs bras, leurs jambes, réduis-les en bouillie, en compote, en purée, Oreste, Oreste, Oreste, je t'appelle, je bêle, sauve-moi, je veux escalader la falaise, faire la nique aux poupées des vitrines, laver mes cuisses, les polir d'un midi à l'autre, rire aux éclats sur le salant, sous les pommiers en fleurs, je veux baiser ton cou, te raconter l'histoire que je connais, le crime, ou avaler ma langue et mourir presque silencieuse, j'ai perdu, j'ai trop aimé ma cage, mon malheur, je n'ai vu l'injustice que sur moi, j'étais veuve et orpheline, la plus misérable des veuves, des orphelines, ils ont jeté le filet, une brute jouait de l'harmonica pour étouffer les cris, et ma mère battait la mesure, les calvaires, le phare de la rade, le vitrail de l'église tombèrent en poussière, la cervelle a éclaboussé ma blouse, si blanche, Oreste, accompagne Chryso sur la digue, je suis couchée pour toujours, l'œil d'une sardine décapitée me fixe sans horreur, la mer va m'ensevelir, les vagues ne laveront rien


in "Morceaux choisis", Les Contemporains favoris, Octobre 1991

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