lundi 27 juillet 2009

Humus, fiole, vitrail



Juste là, dans l'abbaye des racines, parmi les feuilles (mille font mille pour ce gâteau) surgit un cul de bouteille blonde, mais la blondeur est idéale, un prête nom pour fortifier l'ombre du bosquet, surgit un cul de chopine à vinaigre, à poison, un flacon de Javel, d'huile de noix, de parfum domestique, un cul fêlé, sans tête, sans corps, sans épaules. C'est la surprise du tout venant, babiole venue d'ailleurs, jetée au hasard, à main perdue, enfouie aux trois quarts, à regret, en cachette, tesson nu qu'aucune mer éteinte ou vive ne roula sur le sable. Nul naufrage, nul appel désespéré :"A MOI! MON AME PISSE !" Juste là, dans l'abbaye des racines, flottent le petit fiel, l'assaisonnement aigre-doux des rancunes et la grisaille enclose exactement (le taillis est compact) comme une bulle épineuse, un rot de lait, de suie.
Qu'elle soit donc la lumière, zip du soleil, halo des lampes en pure perte, qu'elle soit donc, éternelle, droite, baveuse au coeur du litige breneux, ou vacillante, bègue en option, vendant la mèche, l'allumette et la marchande avec! Qu’elle soit donc, inégale et frôleuse, flambant l'émail moisi, la varicelle des feuilles, plissant l'or et le cuivre du terreau cendreux, du buisson ardent, mordorant la fiole, son cul, ses lichens, pilules de feu, de fête, arcs en ciel miniatures, flashes d'aube et d'anis, de citrons éventrés, vitrail brisé, poudreux, fondu. Et passent les nuages au couchant, les ruches, les crèches électriques, les coloriages en tout sens, les légendes à la loupe, soties de nains, de saints, mirages d'éponge et d'écorce, géodes en toc. Qu'elle soit donc, la lumière, dans le grenier d'été, rayon planté net sur la croupe garçonne d'une momie aux trois quarts ensevelie sous la paille chaude, les bleuets, qu'elle inonde à pleins seaux la touffe (le foin en boucles), les rondes bosses, qu'elle gicle, qu'elle ruisselle, qu'elle mousse en jaune, en caramel, qu'elle pétille, qu'elle chiale et dégouline: " A MOI! A MOI! MON ÂME A SOIF!”

Extrait de "Cadastre du clair obscur", Verso n°81, juin 1995

L'heure décisive





LPDA n°41, 3 juin 85

dimanche 19 juillet 2009

Il éponge les dernières bavures



Il éponge les dernières bavures, ôte les aiguilles d'une ancienne poupée de cire. Le drap colle à son ventre, à ses cuisses. Il a perdu ses phantasmes d'esclave. Toutes ses dents s'écaillent. La rue bascule inversant ses pas, la pluie n'est que pétrole, égouts et flaques. Des marins pissent et dégueulent, proposent leur viande virile. Dans la vitrine, le coiffeur souligne sa nouvelle pancarte : CONCOURS DE POUX. Il caresse des enfants contaminés, flaire des pubis douteux. Les mendiants se maquillent de vin et cousent leur braguette. Les coudes des passants 1'instruisent. Dans l'église, on solde l'indulgence-, devant les troncs, des abonnés redoutent le tilt. Des genoux ibériques râpent la mosaïque, des femmes gracieuses, mains gantées, crispent l'air de leurs éventails. Sa prière est personnelle, il la porte au pré dru, aux décharges publiques. Le Christ décoré de serpentins sourit de plaisir. Brouhaha circulaire, le mage est apparu en sa géographie d'or. Dans les restaurants, on cuit les derniers cadavres (es sauces adoucissent l'odeur d'infection), poils et plumes achèvent les allergiques. Les rémouleurs font fortune ; dans les armoires, entre les linges, on glisse les couteaux. Il titube. On a arraché ses longues ailes, il n'avait pas fini de les peindre. Il est l'écorché des planches médicales et tremble comme grand brûlé. Son sexe est un bubon. Un garçon qu'il a connu le tranche avec un sécateur. Les guirlandes s'effrangent, souillées. La fête est annulée. Les arbres gouttent. Des graviers s'incrustent dans ses espadrilles. Ses orteils se détachent, inutile de les chercher dans l'herbe des pelouses. La rivière est privée des bateaux d'hier. Les cygnes ont noué leur long cou. Plus de mémères-chantilly sur les chaises blanches, le kiosque abrite une chorale d'orphelins. Des mégots sur les escaliers, témoins d'un passage archaïque. La petite fille du marchand de gaufres s'est noyée en sa robe à pois, découpée par l'hélice du hors-bord, quelques plis de sang stagnent encore près des berges. Il ne court pas. Personne dans les cabines, plus d'odeurs d'huile, d'aisselles chaudes, de crèmes filtrantes. Des vieillards grillent des poissons sur des feux de caillebotis. Près de l'enseigne de la Croix-Rouge, des oiseaux s'activent dans une mare de vomi. Il crache de la bile sur les tables renversées et l'on ne vend plus de tabac. Il n'y aura plus d'été.

La Poire d’Angoisse n°66/67, décembre 1985

L'homme cassé





LPDA n°94, juillet 1986

mardi 14 juillet 2009

Jeux de mains



1 - Elle refuse de s'ouvrir. La paille est trop courte, la pierre trop dure.
Elle préfère que, lents et sûrs, les ongles crèvent sa paume, la tétanise pour toujours.

2 - Elles le font exprès. Elles se soudent, coupe ambrée. Elles savent déjà que le soleil les brûlera. Elles se soudent, font semblant d'être plus .résistantes que l'amiante. Elles cajolent l'anneau, le roulent et le bercent. Elles doivent lancer l'anneau, c'est inévitable. Elles n'ignorent pas qu'elles fondront sous les plis de la robe avant de l'avoir rattrapé.

3 - Elle échappe un mouchoir sur un divan de velours, se dissimule sous la dentelle princière d'une mitaine, sous un gant de cuir havane ou rouge vénitien (une seule fois cobalt). Elle effleure la corolle des digitales, évite de se compromettre avec le pollen. Elle ne touche jamais l'oreille ou la narine. Mais, quand la dernière nuit d'Août inverse toutes les promesses, quand sa blancheur cireuse offense la lune elle plonge dans la viande saignante, le purin des coqs.

4 - Je serre les cuisses, elle est ma prisonnière. Tout l'art consiste alors à ne plus lâcher prise. Elle tentait 1'aventure depuis plusieurs jours, gnome ou anguille. L'audace ophidienne d'une ceinture, le brouillamini des cotons, la fidélité d'un élastique malmenaient sa percée, provoquaient la retraite, installaient les quartiers d'hiver.

La revue 22, hiver 1985

La glaise aux genoux





Interventions à haute voix n°12, juin 85

La chaleur est une peau



La chaleur est une peau
la pierre écaille son eau


la bouche mord la pierre
lèche le fruit


dans le vent des sables
la mort dévore l'ombre

Interventions à haute voix n°12, 26 juin 85

La pluie probablement (2)





LPDA n° 35, avril 1985

mardi 7 juillet 2009

La chaleur des braises


à Marie


Elle est vieille. Il y a si longtemps qu'elle est vieille. Elle ne se souvient plus du temps de sa jeunesse ou peut-être ne veut-elle plus en parler, y penser. Elle dit que sa vieille tête est oublieuse. Elle raconte aux rares passants, ceux qui ne ressemblent pas de près ou de loin à des gens connus, des histoires de son village, les fêtes, les veillées, les noces, les enterrements. Ce sont toujours des histoires de sa vieillesse, le mari était déjà mort, plus souvent encore le fils ne devait plus revenir. Elle l'a attendu longtemps même après les certificats de la Préfecture* Elle sait que son fils ne reviendra pas, pour elle il n'est pas vivant quelque part, il n'est pas mort quelque part, loin d'elle. Il pouvait se noyer ici, près du barrage de l'ancien moulin mais pas là-bas dans une eau aussi peu profonde, c'est impensable. La guerre était finie depuis trois jours et une nuit.

Des histoires de cadastre, de mur mitoyen, de chemin vicinal, de voisine au mauvais œil. Elle sait qu'on se moque d'elle quand, chaque jour de l'an, pour qu'il ne tarisse pas, elle jette deux morceaux de sucre dans le puits, elle sait qu'on l'appelle vieil hibou, chouette de malheur, demi-sorcière. Il y a si longtemps qu'on attend sa mort. On lui souhaite les fins les plus cruelles, piqûres venimeuses, empoisonnements, la foudre, les termites, la chute des tuiles. Elle n'est tombée qu'une seule fois, sa tempe heurtant le chenet de la cheminée. Elle pensa que c'était enfin arrivé, qu'elle ne se relèverait plus. Elle avait perdu connaissance mais, dans son absence (une image pâle et floue), un ruban bleu ourlé d'une fine dentelle, liseré fleuri, flottait, ondulait lentement. Ce fut la chaleur des braises qui l'éveilla. Une lotion secrète qu'elle préparait elle-même effaça la bosse, la dilua. Il ne resta du choc qu'une légère mâchure rosée. Elle ne pensa plus à ce faux pas malencontreux, s'accusa de ne pas avoir rangé la marmite. Les jours suivants, elle rentra du bois, beaucoup de bois, des bûches, des planches véreuses, des piquets de vigne hors d'usage, des sarments et, pour l'odeur des branches de laurier-sauce.

Tout est noir dans sa maison, comme elle, jusqu'aux toiles des araignées que le noir de fumée encrasse. Elle ne porte pas le foulard que lui offre pour ses étrennes le fils du cantonnier, l'ami de son fils, celui qui lui a appris la nouvelle. Elle ne le porte qu'une fois pour aller au puits, après elle le range avec les autres soigneusement plies dans l'armoire. Il est toujours noir bien sûr mais les motifs, feuilles, fleurs, branches ou lignes géométriques selon les années, sont imprimés en parme. Il n'y a qu'une tache claire sur les murs, le calendrier, une photographie représentant des arbres en pleine floraison. Elle laisse de côté les chiens, les chats et leurs pelotes de laine, les lacs et les montagnes, les chasseurs aux gibecières renflées. Le facteur la connaît, il prend le temps de déguster son petit verre d'eau-de-vie.

L'hiver est toujours plus froid que le précédent, il commence plus tôt et finit plus tard. Elle n'a plus le temps, à la bonne saison, de terminer les conserves et les confitures, déjà il faut penser à ne plus laisser la porte ouverte, à repriser le châle, à sortir le moine de la soupente et astiquer la chaufferette. Les roses de Noël se font rares, un seul bouquet pour la table de chevet. Il arrive que dans l'évier l'eau gèle dès les premiers jours de novembre et parfois encore à la mi-mai, les fruits ont perdu leur éclat ou leur velours, les fraises du marché n'ont plus de goût, le linge est terne, sans reflets bleutés, l'horloge avance de quatre minutes toutes les heures.

Les coqs chantaient quand le cercueil de son mari traversa le bourg. Elle se souvient de ses ongles noirs, il avait fallu teindre tous les vêtements au plus vite. Qui aurait pu prévoir, Les prés, les bois, les clôtures scintillaient sous le givre, le pompon de la calotte du curé menaçait de tomber à chaque pas. C'était six mois avant le retour du fils du cantonnier.

Elle ne pouvait pas tout faire toute seule, les métayers n'étaient que des fainéants, des ivrognes, des bons à rien. Et puis, elle ne voulait pas vendre, le remembrement l'avait déjà suffisamment volée. Elle préféra laisser les terres en friche, elle se contenta de peu, de la basse-cour et des oies, des noix et du potager. Elle n’avait jamais été malade, ses dents tombaient une à une, nul besoin de se rendre à la ville pour si peu. Très vite on raconta que dans ses pupilles luisaient deux clous de jais, qu'il valait mieux ne pas la croiser quand un projet, une naissance était en cours. C'est ainsi qu'à une période de sécheresse succédèrent des pluies diluviennes. Il y eut des incendies de forêts, les mares et les ruisseaux débordèrent entraînant dans leurs boues la plus grande part des récoltes. Des granges s'effondrèrent exterminant les animaux et parfois leurs gardiens. Seul le niveau d'eau du puits ne varia pas, quelques centimètres au plus.

Elle avait vieilli d'un seul coup. C'était bien avant ces grands bouleversements. Les autres se ridèrent, se courbèrent, se couvrirent d'œdèmes et de graisses, elle se maintint irrémédiablement sèche, noire. Elle ne reprocha rien au fils du cantonnier, l'accueillit même souvent chez elle mais, lorsqu'il partait au bal, chemise blanche, pantalon gris aux plis bien nets, elle sentait ses jambes se dérober sous elle, son estomac se soulever. Peu lui importe qu'on ne lui parle presque plus, elle ne veut rien devoir à personne, elle prête encore les outils de son mari pourvu qu'on ne la remercie pas avec quelque douzaine d'œufs, des concombres frais ou un bouquet de glaïeuls.

Ce matin très tôt, il ne faisait pas encore jour, un papillon se posa sur sa main, une espèce rare, rose et vert, tout pailleté de poudre d'or. Elle alla ouvrir le tiroir du buffet, en sortit une boîte ronde en ferblanterie dont elle souleva délicatement le couvercle. Sur son lit de coton c'était bien le même, le même papillon que le jour de la mauvaise nouvelle. Elle ne marqua aucune surprise, décida de changer les draps, de remettre la pendule à l'heure.
Elle vient de rentrer la dernière bûche. L'hiver est loin de s'achever. Elle ne commandera pas d'autre bois, elle ne l'a jamais fait. Elle se penche pour prendre le soufflet et, comme son front effleure le chenet, elle revoit le ruban bleu ourlé d'une fine dentelle, un ruban qui marque la taille d'une fillette, en robe blanche appuyée sur une barrière, martelant rageusement le sol et tendant ses bras grêles vers une silhouette noire, une valise à la main, qui lui tourne le dos et disparaît derrière la rangée des saules.

Le temps de la nouvelle, mai 1984

Lindt





LPDA n°73/73, février 1986