dimanche 17 mai 2009

Notre homme


à Stéphanie Warner

Ça que tu cherches
Ça que tu trouves

Pour être beau, d’une beauté à couper le souffle, il devra s’asseoir sur un banc de pierre – ciment, comblanchien, vrai ou faux marbre, peu importe – s’asseoir en plein soleil, au centre d’une placette populeuse, à seize heures précises. La matinée n’est pas recommandée, ni la tombée du jour. Entre parenthèses, avec les roses c’est exactement le contraire. Là, mine de rien, il dévorera un hamburger des plus consistants, trois étages au bas mot. Dès la dernière bouchée, repus, il ne cessera de sourire. Quel reflet alors enflammera ses yeux clairs : le bleu du ciel, tout le bleu, ou le vert fluorescent de la feuille de laitue pendue au coin de sa bouche ? Nous ne le saurons jamais. Pourtant, le passant noyé dans ses songes, celui qui préfère les chiots aux enfants, celui qui comme moi ne voit des anges que lorsqu’il pleut, le plus myope des hommes myopes, et toi aussi, ma loyale amie, tous nous vendrons notre âme au premier colporteur venu, au tripier du coin, tous nous percerons nos poches, nous changerons d’odeur, de fantôme, d’anniversaire.

Certes, dans ses souvenirs, frais encore, des carnes flotteront sur des flaques d’eau pure. Mes misères anciennes auront plus de tenue. J’ai connu – faut-il insister ? – des privations amères : un prépuce, une petite sœur, un record de saut en hauteur, du chocolat à la pelle, un papa patriarche, des fornications en silence. A-t-il déjà vécu, lui, septembre à la mi-juin ? A-t-il déjà dansé comme un lézard debout ? Foin des interrogations ! Il me laissera toujours sur le pas de sa porte, au-dessous de sa fenêtre, à la lisière des forêts, de ses forêts. En un mot comme en cent, il n’aimera pas que je coupe les cheveux en quatre. Mais, toi, ma fracassée, toi dont les joues traversent les miroirs, les vitres, les pare-brise, qui sais mieux que personne le destin des entailles, en douceur tu raseras son crâne, longtemps, longtemps, au plus près de l’os, au plus près du cri. Il ne ressemblera pas au mannequin chauve des devantures, Akhenaton ne sera pas son cousin. Mais, comme devant l’œuf de Pâques, les fillettes riront de sa coquille, et les garçons bouclés grifferont de dépit les hanches de leur mère.

Sur le fond imitation panthère, des cerises grosse comme des grosses prunes, des grenades ouvertes et juteuses orneront sa chemise en viscose. Il en sera bien fier, la nuit surtout ou par temps gris. Ses pantalons, ses chandails amples et souples dissimuleront un corps qu’on imaginera tantôt moelleux, tantôt sec et nerveux. Il faudra compter sur la disparition d’un bouton, sur une fermeture éclair viciée pour entrevoir enfin ce pli ombreux et ce couteau de chair qui m’obsèderont moins que les dents de loup du facteur, moins que le pouce difforme du plombier-zingueur. Des étudiantes éméchées, des dresseurs de chiens, des pigistes replètes le priveront de sommeil, un peu plus chaque jour. Il les aimera toutes, en vrac, à foison. Il remplira leur verre de bière, de vin violet, baisera sans encombre la bouche des belles parleuses et, pour finir, sous mes yeux, le ventre d’une géante qui me dira vous, qui me dira : « Monsieur, votre planète est vieille ! »

Mais toi, ma tatouée, toi qui a respiré les fleurs d’Afrique, les carnassières peut-être, qui mélange aujourd’hui la capucine et le piment, toi qui n’es docile qu’à l’heure de l’étreinte, m’expliqueras-tu par le menu comment tes doigts s’attachent aux cuisse des rebelles, à leur col, et pourquoi trois fois déjà j’ai vu ma chair étendue comme un sac rouge parmi les premiers draps du printemps.


Les Editions de la Garenne, août 1991

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