dimanche 29 mars 2009

Torcello



Le touriste qui met pied à terre sur l'île bénie de Torcello longera d'abord un canal extrêmement bucolique, mais beaucoup moins odorant que ses rivaux du grand centre vénitien, ensuite, il ignorera les étals des dentellières — à Burano, on en vit de plus somptueux —, jettera un œil distrait sur le péristyle de Santa Fosca, sur le pavement à mosaïques et le Jugement dernier de la cathédrale, puis, empruntera, derrière celle-ci, à condition qu'il ne soit pas alourdi par une platée de lasagnes huileuses ou une double ration de spaghetti al nero, un sentier herbu, boueux, crotté, qui semble n 'être dessiné pour personne et ne conduire nulle part. Si, en outre, ce visiteur néglige le risque de passer pour un poseur, un romantique attardé aux yeux de deux compagnons de voyage qui, dans ce désert marécageux, regrettent leurs exclamations de la Piazza San Marco et les extases, les pâmoisons d'un syndrome de Stendhal qu'ils trimballent infatigablement hors des murs de Florence, ce visiteur, donc, laissera tout bonnement couler ses larmes et, sous un soleil de plomb, immobile, statufié, il s'absorbera dans la contemplation d'un monde qu'il espérait depuis trop longtemps, qu'il croyait perdu à jamais, un monde de premier matin du monde, où le ciel, la terre, la mer simplement s'unissent et se confondent, un monde extensible, lumineux, sans inquiétude.
Hébétés, ses deux acolytes l'entendront alors chanter mezza voce un air du vieil Ambroise Thomas : C'est là que je voudrais vivre, aimer et mourir.

Le nouvel Écriterres n°2, mai 1990

Siphon








LPDA n°46, juillet 1985

dimanche 22 mars 2009

Un bruit



ce n'est pas l'alouette ni le piano du bar ce n'est pas le silence des tombes ni la lettre sous la porte ni l'eau du toit ni la bestiole des plâtres fétides ce n'est pas la souris du grenier ni ton cœur au poignet ce n'est pas le bec brisant les cailloux ce n'est pas le frottement des feuilles du laurier de l'acacia du figuier ce n'est rien il ne neige pas ce n'est rien personne ne murmure personne ne prie personne ne mange ni pomme ni raisin personne ne suce les os du civet la mer s'est retirée depuis des millénaires aucune coquille n'est cassée ni l'œuf ni la noisette le vent ne souffle plus il ne peut s'agir des poules ou du lézard personne n'appelle personne ne répond le chien est parti depuis trois jours ce n'est pas la saison de la chasse (ni bottes ni fusil) personne ne choque un verre personne n'embrasse personne personne ne gifle quelqu'un personne ne crache ce n'est rien j'entends bien ce que tu ne dis plus


Le Spantole, 4è trimestre 1984

Trans-humance






Hercule de Paris, Hors-série, mai 1985

dimanche 15 mars 2009

Un désert



II y a des alligators, desséchés sur la route des alligators sans mouches vertes sans asticots sans odeur il y a des alligators et de la poudre d'os la route n'est pas une route ni un sentier ni une autoroute large et bleutée il n'y a pas de grands panneaux zébrés de feux multicolores de pylônes pas le moindre fil électrique pas la moindre balise on chercherait en vain une présence un quidam égaré un sourcier une fillette punie un ermite agenouillé il n'y a que des pierres et du sable un silence qu'aucun souffle ne blesse c'est le même silence depuis toujours, depuis le départ depuis la première borne il y a de la poudre d'os et des becs d'oiseaux des ongles et des dents aucune corne aucune défense c'est un désert sans aventure sans promesse on y vient pout regretter la mousse et la piqûre des fourmis pour regretter les libations, dominicales l’eau des mares le sourire des promises on y vient pour oublier la foule et les affiches pour se souvenir des haies d'un passage dans le bois


Camouflage n°14, octobre 1986

Cadastre






RR 21, septembre 1987

Vieille poire





LPDA n°79, mars 1986