dimanche 27 décembre 2009

"Petits crapauds du temps qui passe" : compte-rendu de Alain Hélissen



Petits crapauds du temps qui passe
, Jacques Izoard et Michel Valprémy, Atelier de l'Agneau, 2006

Un duo Izoard/Valprémy. Si les tandems poète/ plasticien sont monnaie courante dans l'édition poétique, il est plus rare de voir s'associer deux poètes pour signer un livre à deux mains. Mais il ne s'agit pas ici d'une création menée simultanément puisque Jacques Izoard a écrit seul 80 poèmes qu'il a ensuite offerts à Michel Valprémy, à charge pour celui-ci d'y rajouter son grain de sel. Périlleux exercice. Qui prendra la vedette à l'autre ? De défi il n'y aura point. Les mots seuls sont en course. Sur un rythme endiablé : Ton sel, vite ! ta bave, tes mots qui mouillent, tes mots qui saucent mes mots très-secs. Le ton est donné. Chassé-croisé virevoltant. Cela ressemble à un concert baroque. On y entend des voix qui interpellent, d'autres voix en écho et celles qui interrogent. On ne sait pas très bien où on se trouve. Il y a des chevaux, du vent, des fantômes en socquettes, quatre mains pour fouiller tandis qu'on pisse en 8 sur le désert des fèves. L'ensemble sonne juste. Les interventions de Valprémy, d'abord tenues à distance des vers d'Izoard, ne tardent pas à monter aux créneaux pour s'y mêler de près, prolongeant la dictée initiale, y mettant quelques coups de pied. Les Petits crapauds du temps qui passe offrent un véritable feu d'artifice d'odeurs, couleurs, touchers, frémissements, cris, vacarme, sang, explosions, os, brasier... L'impression qu'ayant allumé la mèche, toute la partition s'embrase. Dans un dialogue final entre les deux poètes Jacques Izoard confie vouloir délivrer les mots de leur sens pour les aérer. Tout le corps, dit-il encore, est traversé de poèmes qui bougent, respirent et craquent aux jointures. Les Petits crapauds du temps qui passe en sont une vivante illustration.
Alain Hélissen

Le mensuel littéraire et poétique n° 341 mai 2006

dimanche 20 décembre 2009

Le nerf des marguerites

Michel Valprémy




LPDA, 1985

dimanche 13 décembre 2009

12 juillet

Michel Valprémy

O
ooooooooooooooo
OOOOOOOOOOOOO
ooooooooooooooooooooooOOOOOOOOOOOOOOOOOOO o On ne sait jamais on ne sait jamais on ne sait jamais mais mais un regard on ne sait jamais on ne sait jamais onnesaitjamais mais mais mais un regard qui glisse OOOOOOnOOOOOOnOon ne sait jamais on ne sait jamais qui glisse qui glisse qui glisse mais mais qui glisse parce que parce que parce que on ne sait jamais on ne sait jamais entre les feuilles qui glisse entre les feuilles les feuilles un regard un regard un regard qui glisse qui glisse qui qui qui glisse glisse glissssssssssse entre c'est-à-dire c'est-à-dire c'est-à-dire on ne sait jamais si on ne sait jamais si on ne sait jamais si on ne sait jamais si le regard glisse ou si le regard glisse si le regard glisse ou si les images toutes les images toutes toutes les images en fin en fin enfin enfin enfin enfin est-ce toutes les images mais mais mais ça glisse ça glisse ça glisse ça glisse en fin en fin de journée en fin de journée bon une feuille une feuille une feuille une feuille une feuille l'image d'un arbre quoi et le regard qui glissssssssssssssssssssssssssssssse on ne sait jamais on ne sait jamais on ne sait jamais exactement il y a ilya ilya ilya une feuille une feuille une feuille oui une feuille bon une feuille enfin une feuille c'est ça une feuille mais mais mais on ne sait jamais et dans l'assiette une salade d'orange au caramel
12.7.80

Maison Astrides 13, tome 2, octobre 1991

Le Grand Horloger

Michel Valprémy

2009-12-13_204644

LPDA n°15, décembre 1984

dimanche 29 novembre 2009

Bille en tête

Michel Valprémy

C’est ma bille, ma bille mienne, une reine, gagnée haut la main, à la triche, à la lèche, ma bille, mon bonbon sans fin, mon bijou, une esclave rebelle qui vibre encore quand je m’arrête, qui troue le noir quand je ne le veux plus, quand je n’y pense plus. C’est ma bille, mon cinoche, c’est mon cirque ambulant. Dedans – la liste est longue – il y a :
des postillons de lait
des morves qui scintillent
des nuages nains blottis au fond d’un lac,
du blé pilé,
trois poissons poilus qui rigolent,
des ailes en vrac,
des ongles et
des cornes,
des pétales rouillés,
des grêlons un peu mous,
des confettis plucheux
un troupeau d’asticots,
des guirlandes qui pendent sous la lune qui pleure,
des ciels d’avant-hier qu’on peindrait si on savait, des ciels du souvenir, du bon, du meilleur, des ciels plus vrais et vifs qui meurent à reculons, sans se presser, des ciels d’artistes, en bouquets, à pleines couches.
C’est ma bille, c’est mon phare, mon grelot, mon olive qui dort au repli du nombril, ma bille, ma bille toute pauvre, toute bête, toute triste, mon seul souci sacré / secret.

Décharge n° 93 – Juin 1997

Le jour le plus triste

Michel Valprémy

Le jour le plus triste

LPDA n°28, mars 1985

dimanche 15 novembre 2009

Agrafe

Michel Valprémy


AGRAFE 1
Tu t’es retiré J’ai vu ta coquille Il pleut
Sous la plume l’huile Ton absence bave je découpe la page vierge la froisse la mouille de ma sueur la mâche l’avale rien ne me nourrit je crache des syllabes glaireuse des sons jamais écrits (unique, le croire)
La bouche caresse ton œil je ne sais pas si l’aube viendra dans ma tête roulent des fiacres un vieillard a brisé sa canne
AGRAFE 2
l’ombre passe sur les clochers les oiseaux perdent leurs plumes la fermière a déchiré son tablier j’ouvre la porte sur des injures molles un rasoir coupe ma tempe personne n’est venu
AGRAFE 3
la petite épingle dorée perce ma peau à l’intersection du cou et de l’épaule (le foulard sans cesse plissait) je ne dis rien je crois que tu le fais exprès tu souris le soir je déchire la soie au matin je ne parle plus
AGRAFE 4
quand il plia contre elle la fibule du corsage lui coupa le front ils firent l’amour dans le sang la femme de chambre ricana en changeant les draps sous le lit une araignée énorme rouge chantait comme un grillon
AGRAFE 5
ferme les yeux ! tu as placé un tison sur ma langue et je l’ai roulé comme réglisse douceur acidulée ton meilleur baiser
AGRAFE 6
Juste après le fouet du lézard je coupe le volubilis blanc et le pique à ton oreille l’orage monte soudain d’autres yeux pâlissent il faut sculpter de nouveau totems

Cassiopée ou l’envers du rien n°02, septembre 1983

dimanche 8 novembre 2009

Balek ou la vérité amère

Michel Valprémy

à Jacqueline et Pierre V.

"Dis la vérité, même à ton détriment
Dis la vérité, même si elle est amère."
Mahomet


Les ordures fument, poudroient sur la perspective blanche et bleue d'une colline surplombant le sel. Dans le fauvisme louche des souks enchevêtrés une odeur de tripaille vous retrousse les lèvres, pourriture grasse des ruelles du cuir. En régalade impromptue on coule les fruits légendaires et le flux mentholé. A l'angle ocre des murs, dans l'ombre lamée des palmes (peau adhésive des figues imprimée sur parois chaulées), le regard dégringole d'un soleil sulfureux au visage troué d'une femme lépreuse.

C'est si peu voir que visiter.

Trempé de sueurs, pâle, misérable touriste aux rafraîchissements, épuisé d'indécentes coliques je dégueule des glaires délicates penché sur la momie de marbre couronnée d'or vandale.

Des enfants morveux partagent leur tabac, une sensation d'évidence, fluide et cotonneuse, les doigts comme des cierges tièdes. Dans leurs mains sébiles (un sourire de géode), en nanti généreux, je distribue l'infime monnaie, Sainte-Ursule sans chape, Apôtre désaltéré, sans prophétie ou sermon. Les enfants fessus promettent de surcroît, enchères vives, claques et mercis, leur ventre mince, caramel. Sous le linge un peu sale et flou de 1'entrecuisse on glisserait bien les ongles, la langue sur l'œuvre du scalpel. Renifler ce pain mat.

Les cils brouillés de khôl, de gros féminoïdes, vaporeux et blonds, Pharaons de guimauve, déposent sur des coussins soyeux (longues instances maniérées) leur cul mol et meurtri des dagues exotiques. Un garçon déhanché, ce profil berbère à se remodeler, à refaire le monde et s'émasculer, dégrafe ses lèvres noires, accuse. Suivre les yeux varechs, se coucher sous ses pas.

Les chiens lèchent les plaies des filles ennocées haleine voilée. Des paysannes de somme, cassées, cahotent .sous le bât de paille, excitent le vertige plaintif ou passant d'Europe. Le mâle assis sur l'âne sourit.

Ne dites plus l'innocence ! Qui peut comprendre les foules avec un sou fraternel, degré de l'aisance ? On ne coupe pas ses privilèges (miniatures aux enchères) pour aider la charrue. Au moins ne vous avancez pas pour me servir ! N'écorchez pas vos genoux, en faim du rêve, vers ceux qui vous piétinent, gaspilleurs ! Le muezzin chante dans les hauts-parleurs, les fraudeurs d'herbe se lovent sous la peau moite des illusions. On ne surprend rien du sérail, de ceux que l'on enferme dans toute autre prison que leurs mots, qui clament le mieux du grand nombre et manger.

... et les guenilles parleront. Les rois se dessécheront dans leur lente putréfaction dynastique. A l'aube le peuple et les fourches se dresseront.

Les dossier d’Aquitaine n°08, 1984

Le laminoir

Michel Valprémy


laminoir

LPDA n°46, juillet 1985

dimanche 1 novembre 2009

Bonhomme en terre

Michel Valprémy


BONHOMME EN TERRE, en viande, bonhomme d'os (moelle blanche, bile noire), bonhomme las, usé entre au placard. Il a ses raisons, il les touche du doigt, des lèvres, du bout des socques (mort du loriot, gel des eaux douces, vent qui décoiffe, retour en boucle du pendu). Le loquet crisse entre deux mondes. L'hiver, le grand hiver fait ventouse sur la haute lucarne. La lune pleure son lait jaune. Cent années sonnent. Au mur, le spectre des balais, la momie chauve des vieilles bêtes, des taupes, des putois.

— Neuf clous rouilles trois fois utiles sous la langue, il ne faut plus parler, hurler, murmurer. Les mots couchent dehors, au bois et au balcon, les mots frileux, les mots armés, tout le potage, l'alambic ; plus parler (la règle c'est la règle), plus rire, déglutir. Il faut rincer sa bouche au jus sable et salpêtre, il faut sucer pâte de sel, d'épines noires, mâcher chardons, bogues pilées, rata d'avoine et de coquilles. Et là, comme un dernier mensonge, cracher le compliment des fêtes, des estrades, la prière au Jésus barbouillé, le babil sourd du p'tit modeste, merci, merci, merci, les treize poèmes aux treize aimés, pour finir les treize, les treize à la dizaine.

— Boucher les trous de nez, des oreilles : tampons d'étoupe, de cire molle, boulettes d'ouate et de pain bis. Le givre pue déjà la première jonquille, l'armoire encore les vieilles rosés. Fini le sent-bon des cousines, qui vire à force, nougat de l'épaule, flic flac prairie des franges et des boucles, des accroche-cœurs. Aucun ruban de sueur – suivez-moi ça ! – sur le tricot poilu, même en décembre, du scieur de long, du charbonnier, aucune cocarde à miel sous le torchon des pâtissières. Silence ! Silence ! Et le pouls cogne, tango, dans le tombeau. La mouche qui m'a frôlé crève, inconsolée, sans son moteur, sans ses sequins.

— Ôter les hardes, toutes, le haut, le bas, glacer la couenne. Au coupe-choux tailler l'épi, blonde auréole qu'on voit de loin, exprès, dans la nuit noire et le brouillard, au beau milieu du bal, au-dessus de la houle, de la foule, au premier rang des pèlerins du foirail au plaisir. Fouetter (la règle c'est la règle) à tour de bras (verges d'osier, bambous, chiffons noués) les flancs, l'échiné dure qui en vit d'autres, et des violettes, et des bien mûres, du septième ciel au trente-sixième dessous. Bander l'aplat des seins, soucoupe et bouton rouge : friction interdite, pinçure au sang, chatouillis de plume. Trop de caresses ont débouté l'orage, le soleil rouge. Plâtrer le sexe et l'entre-deux. Mais Guignol danse, carcasse idiote, très-nu, très-rose, danse toujours, cheftaine à la trompette, abbé qui croque ses couleuvres. Fixer les fers, le piège à loup, l'entrave épaisse du grand bœuf à malice.
Bonhomme de peau ferme les yeux. La neige qui va tomber est un boisseau de suie. Il n'y a pas âme qui vive au-dedans du dedans.

Le Grand I Vert n°4, avril 2003

Miettes en sauce

Michel Valprémy




Wigwam, novembre 1993

mardi 27 octobre 2009

Ce supplice affreux

Michel Valprémy


..."ce supplice affreux qui commence si bien et finit si mal", oui, on en sourit, on le chante aussi dans Mârouf, savetier du Caire (Rabaud)... Et, tous ces trucs noirs et blancs, ces images: les noyés, les corps crevés, perforés, la "Longue pièce de bois aiguisée par un bout" (Littré) qui les perce, cette viande livrée aux charognards invisibles, invisibles dans le noir, un noir très noir, un noir presque absolu, lent à venir, qui s'installe et qui reste, malgré l'eau et l'éponge... Les corps crevés, perforés, réplique humaine de 1'embrochage des volailles, du sanglier, du cochon de lait; l'horreur, toujours; parfois, entre deux giclées de foutre " un sang sombre formait une mare au pied du pal." (Apollinaire), le rouge dissous dans le noir...
... Tous ces machins, tout petits, très peu cruels, enfoncés sans blesser, avec l'alibi du grenier, — ça va ?, — ça va !, — rigole pas, ça fait mal!, tous ces machins à s'asseoir dessus, du thermomètre au "butoir" qui donne "jusqu'au cou des coups de plus en plus costauds" (Cliff)...
... Mais voici l'histoire, presque vraie, pas tout à fait fausse, l'histoire du sucre d'orge pourléché, longtemps sucé, aminci, effilé comme l'aiguille ou le passe-laine, le bonbon qui, par la faute du coude de l'enfant jaloux,- un peu pincé, troue le gosier ; le goût du sang et du miel, la douleur sucrée...

LPDA n°66-67, décembre 1985

Le pal

Michel Valprémy




LPDA n° 66-67, décembre 1985

dimanche 18 octobre 2009

BORBO RYTHME

Michel Valprémy


A L'INTRO
TA BOUCHE ROUGE DANS LE BOUGE LOUCHE
AU DEDANS DU DIVAN L'EDEN DES DENTS
TON VIN GLAIREUX SOUS LA GLOTTE EN GLOUGLOU GLAUQUE
ET LE GOSPEL GONFLE LE GOITRE
TON SAXO CADENCE MON TRUC
LE JAZZ BULLE EN IMPRO ET BLOUSE ET PULLULE
TON PLASMA ME TIMBRE LA ZONE
ME FLUTE L'AZOTE
TU FOUS EN SOLO
TA TOUFFE M'ETOUFFE
LE RYTHME ME RIME M'EREINTE


LPDA n°86, mai 1986

Le sablier

Michel Valprémy




LPDA n°52, Août 1985

dimanche 11 octobre 2009

Clairière

Michel Valprémy


Le premier jour il se dirigea d'un pas décidé vers le bois proche de l'étang dit du Grand Chaume c'était son anniversaire il n'avait rien expliqué à sa famille encore attablée au cœur de l'après-midi il était parti c'est tout un peu de solitude pour ses douze ans arrivé au bord de l'eau il se lava méticuleusement les mains en les frottant avec du sable et un morceau de savon noir qu'il avait emporté il se rinçait avec précaution et recommençait grattant la moindre trace suspecte il se sécha en secouant énergique -ment les bras dans le soleil il reprit sa marche suivant un sentier qu'il con naissait bien il s'arrêta dans la clairière du bois de l'ancien prieuré il réfléchit un court instant puis de ses mains parfaites nettoya le sol sur un mètre carré environ rejetant feuilles et brindilles soufflant sur la terre pour en ôter les impuretés il savait que personne ne le surveillait

Le deuxième jour il emporta sa règle d'écolier pour délimiter son carré d'un sillon étroit et peu profond il savait qu'on l'observait

Le troisième jour il fit de nombreuses allées et venues entre l'étang et la clairière sans cesser de siffloter emplissant ses poches de gravier il éleva une murette de quelques centimètres quand il eut fini il adressa un vigoureux bras d'honneur en direction des plus proches buissons où l'on ne voyait personne

Le quatrième jour il creusa à 1'intérieur de son carré un trou de la grosseur de ses deux poings il modela la terre retirée en une sorte de volcan miniature dans le cratère il cracha urina un peu et se coupant à l'aide d'un silex le bout du doigt il laissa couler quelques gouttes de sang il mélangea le tout pour former une boule régulière qu'il lança dans les buissons où l'on ne voyait personne

Le cinquième jour à midi il s'assit en tailleur au centre du carré et le regard vers le ciel il ne bougea plus jusqu'au coucher du soleil avant de partir il ouvrit dans la murette une ouverture large d'une main il savait désormais que personne n'oserait entrer

Le sixième jour il referma le trou du quatrième jour avec des feuilles de châtaignier pilées sa cousine de huit ans le surprit il lui interdit d'entrer elle souleva sa robe fleurie montrant son ventre aussi blanc que la nacre des coquilles de la rivière elle écarta les jambes en criant "je suis malade je suis malade" il la chassa d' un coup de pied dans son mollet maigre alors le voisin son aîné de quelques mois voulut pénétrer à son tour il le repoussa en croisant ses deux index le jeune fermier baissa son pantalon exhibant un sexe dressé dodu et déjà velu il criait "je suis malade je suis malade" il le chassa en le lapidant personne d'autre ne vint

Le septième jour il arriva très tôt il s'agitait dans son carré comme un animal en cage quand il entendit 1' angélus il sortit par la petite porte effaça les murs de gestes nerveux recouvrit son domaine de feuilles et de brindilles dans les buissons il cassa une branche épaisse et partit dans une région inconnue du bois on ne le revit jamais

Apostrophe magazine n°6-7, été 1981

lundi 5 octobre 2009

Dahlias, Dallage

Michel Valprémy

"O pourpre, emplis mon test de ton jus précieux"Jean de la Ceppède.
Théorèmes spirituels.


Neuve et visible, de son pied intact, la mariée écrase - c'est gentil - ma jonché de mousse, de dahlias, d'herbes rares; et son voile infini qu'on espérait tant, ce bateau déglingue dans ses plis d'ombres blanches le sillage et l'ourlet du sentier. La mariée n'a rien vu - elle glissait -, ni mon soin de trois jours, mon mérite, ni ma ligne idéale. Mais — voici l'histoire des larmes de cuisine —, les fleurs roulées, renversées, renaissent, leur brume, manteau couché, leur vapeur pourpre, rouge soleil rouge, sur le damier ciré, frotté aux quatre veines, tapis d'abeilles quand l'or s'en mêle, marelle de briques après la pluie que jamais les galoches crottées ou le soulier des belles, une écaille après l'autre, ne pourront effacer.

Le grand nord n°84, juin 1997

Le sexe tu dis

Michel Valprémy




Exposition 24 juin 1984

dimanche 27 septembre 2009

Delivre-moi Oreste



délivre-moi Oreste, le collier m'étrangle, le fer scie la peau, les os craquent, la chaîne n'est pas assez longue, je ne vois pas le massacre, la boucherie, le feu d'artifice, mais je danse de toutes mes forces, je piétine les galets, les coquilles, je tourne comme une toupie, je griffe mes tempes, j'entends les hurlements de la pouffiasse, le trident perce ses mamelles, j'entends les hurlements du porc, tes bottes écrasent ses couilles qui rendent leur dernier jus, je lance mes bras au ciel, bleu pour la première fois, bleu comme ton regard qui me pleure, moi, enfin moi, ta sœur, ta folle, Oreste, Oreste, les boulons sautent, je crève Oreste, ça vient vite maintenant, au triple galop, la vieille pute disait vrai, mon âme appartient au diable, mon cœur est une poubelle pleine à ras bord, le sac pète, ça fuit de partout, les ordures dégoulinent, mes oreilles, mes trous de nez saignent, ma joue trempe dans la sauce, je vois la couleur de la flaque, le noir, le goudron, ta grande sœur pue Oreste, elle est moisie, souillée jusqu'à la moelle, elle pue de haut en bas, dehors, dedans, elle empeste la sardine, le hareng, le maquereau, depuis dix ans, cent ans, mille ans, je bouffe des sardines crues, des harengs blancs, des maquereaux vivants, toute la poiscaille du monde, depuis des lustres je chie des arêtes et des écailles, c'est fini, tu es venu si tard, sans prévenir, comme un voleur, content de toi, de la surprise, j'étais déjà chienne-louve, pieuvre, une charogne infecte, Oreste, les chevaux remorquent la marée, le vent du large bafouille, je ne démêle plus les messages, l'écume bouillonne, la bave des trépassés s'accroche au grillage, une heure, une heure encore, et la pourriture de la mer s'enfoncera dans mon ventre, je veux te voir sur le seuil, dans le soleil, Oreste, mon navire, ma frégate, ta carcasse dans la lumière, montre-toi corsaire, fais le beau, et rase le taudis, fous le feu aux quatre planches, venge-moi jusqu'au bout, tu me le dois, c'est ma récompense, mon mérite, gifle la Chryso, cette fausse sirène, ne la laisse pas rouler ta cigarette, te servir la bière, le cidre bouché, le calva, ne la laisse pas te cajoler, presser ton front mouillé sur ses seins, elle les parfumait avec les genêts, les pois de senteur, les baies poivrées que le salaud cueillait pour sa salope, pour la baleine, ma sœur n'est plus ma sœur, c'est une mollasse, une menteuse, ses cheveux, ses dents, ses taches de rousseur mentent, elle ne croyait pas que tu étais vivant dans l'île, elle lisait et relisait le journal qui parlait du naufrage, le jour des méduses, un banc de méduses, un pont de glace jeté entre toi et moi, ne l'écoute pas, elle a brûlé les ex-voto, elle limait les ongles du fumier, elle lui obéissait, elle nettoyait sa merde, son vomi du samedi soir, elle voulait marcher, bien coiffée, sur le môle et dans les ruelles sombres du débarcadère, le chant des marins sous la lune, l'appel matinal des dockers lui donnaient la chair de poule, le sourire des moussaillons l'engrossait, Oreste, recommence, c'était trop court, un éclair dans la tempête, une étoile filante, un fanal dans la brume, la joie est passée sans s'arrêter, je ne me souviens plus du plaisir, de la délivrance, tue-les encore et encore, fais gueuler les cadavres, arrache leurs yeux, dévisse leurs bras, leurs jambes, réduis-les en bouillie, en compote, en purée, Oreste, Oreste, Oreste, je t'appelle, je bêle, sauve-moi, je veux escalader la falaise, faire la nique aux poupées des vitrines, laver mes cuisses, les polir d'un midi à l'autre, rire aux éclats sur le salant, sous les pommiers en fleurs, je veux baiser ton cou, te raconter l'histoire que je connais, le crime, ou avaler ma langue et mourir presque silencieuse, j'ai perdu, j'ai trop aimé ma cage, mon malheur, je n'ai vu l'injustice que sur moi, j'étais veuve et orpheline, la plus misérable des veuves, des orphelines, ils ont jeté le filet, une brute jouait de l'harmonica pour étouffer les cris, et ma mère battait la mesure, les calvaires, le phare de la rade, le vitrail de l'église tombèrent en poussière, la cervelle a éclaboussé ma blouse, si blanche, Oreste, accompagne Chryso sur la digue, je suis couchée pour toujours, l'œil d'une sardine décapitée me fixe sans horreur, la mer va m'ensevelir, les vagues ne laveront rien


in "Morceaux choisis", Les Contemporains favoris, Octobre 1991

Le suicide de Bittus





LPDA n°55, septembre 1985

dimanche 20 septembre 2009

D'elle, je n'exige rien




D’elle, je n’exige rien, ni ongles peints ni cheveux bouclés. Je ne l’oblige pas à montrer ses genoux, sa première dent de sagesse. Elle m’offre un œillet nain, des épices sable et feu, des chiffons de soie imprimés à la main. Cinq fois par jour, elle sert le café. Alors, elle raconte la mer, des sagas interminables où les filles n’enfantent jamais, au grand jamais. Ensuite, elle s’attarde sur la symbolique du hibou, du scarabée, grimace si j’avale goulument, pressé d’en finir, le dernier biscuit. Sur le pas de la porte, elle parle d’un garçon singulier qui ne rit jamais quand, à l’heure du couché, elle cache les pyjamas. J’imagine une chambre austère, sans lumière, le corps blanc d’un homme du nord, une chaire glabre, pure.
Depuis peu, elle mange des feuilles d’eucalyptus, pastelle en rose des lapins vivants ; elle enfile ses manteaux, ses blouses, ses gilets, derrière devant, comme des camisoles. Elle dit que le garçon qui ne ressemble à personne part bientôt. Elle ne pleure pas. Moi, oui. Je ne sais pas sur qui.
Quitte à mourir de soif, à me rendre sourd, vers les vingt deux heures trente, du printemps au printemps, elle n’a d’autre souci que de relater par le menu les vétilles d’une journée qu’elle ne parvient pas à remplir. C’est une anecdotière pure et simple. Tout en palabrant, elle pince, froisse, poisse l’extrémité de ses cheveux ; c’est le tic que je préfère, plus que le roulement outrancier de ses yeux, plus que le plissement convulsif de son nez ; je l’avoue sans sourire. « Mieux vaut être clown que croque-mort ! » Répond-elle vertement. Puis, sur la lancée, elle me reproche (c’est son seul reproche) ma peau parfaite ; l’absence de points noirs. Vient ensuite le récit minutieux des espoirs d’avancement, des nominations improbables, une spéculation insoutenable. Epuisé, les paupières lourdes, je finis par cracher la mousse rosée de ma patte dentifrice sur ses pieds et ses bras. Elle dit : « répulsion du soir, attraction du matin ! »

LPDA n°108, novembre 1996

Le totem






LPDA n°41, juin 1985

dimanche 13 septembre 2009

Dernier modèle


Le vieillard attendait chaque jour, par tous les temps, assis sur un bloc de marbre qu'il ne sculptait plus. A l'automne il entourait sa gorge d'une écharpe mitée et, dès les premières gelées matinales, s1enfouissait dans une large houppelande noire ; il les ôtait au printemps après avoir taillé sa barbe. L'été il quittait ses chaussures, décrochait son chapeau de paille. Dès l'aube il fixait le lointain du chemin d'argile où personne n'apparaissait. A la tombée de la nuit il rentrait chez lui en claudiquant un peu. On ignorait ce qu'il mangeait, les fruits du verger, certes, mais l'hiver ? on a parlé de rats et de chauves-souris, le voisinage bavardait beaucoup. Chaque fois qu'on le croisait il sortait de la .poche de son pantalon le même carnet rouge écorné, écrivait un ou deux mots puis le rangeait avec précaution. Donc, on racontait qu'il était fou, qu'il avait eu peur de la guerre, qu'on avait massacré sous ses yeux sa femme et ses enfants, rien de sûr. On le surprit une fois, une seule, cueillant des fleurs en pleurant et hochant la tête de contrition. Certains affirment encore qu'il leur parlait en s'excusant : "Je suis obligé, ce n'est pas ma faute, ce n'est pas ma faute".
Un après-midi, à la fin des cerises, il nettoya à grande eau le bloc de marbre, gratta patiemment la fiente des oiseaux apprivoisés, le lustra avec sa manche de chemise. Il ne s'assit pas, s'avança sur le sentier ses deux mains en visière. La chaleur craquelait la glaise, même l'ombre brûlait. Il n'eut pas à patienter longtemps. Une silhouette blanche se distingua à l'horizon flou, vibrant comme une gelée pâle.
Ce furent de longues séances de pose. Plus de trois mois paraît-il. Le jeune homme se tenait debout, nu, presque immobile, tous les matins, sans exception. Sous le soleil sa peau fonçait, la roche blanche reproduisait ses formes parfaites. Il pleuvait aussi, rien ne les troublait. Les commérages se multipliaient. On menaça même d'en référer aux autorités compétentes. Il fut interdit aux plus jeunes de s'avancer jusqu'à la barrière des saules. Il y eut des escapades, des guets secrets. Pour le déjeuner les filles revenaient à la ferme pommettes rougies et bredouillant d'informes explications ; les poules s'égaraient, les vaches paissaient plus loin. On se disputait pour retourner les foins, pour faucher la luzerne. Les garçons aussi ne restèrent pas indifférents ; ils jetèrent d'abord quelques cailloux, des œufs, fleurs de nénuphars, bouses séchées, os de lapins noix vertes, noyaux de pêches mais, parfois, une culotte trop étroite laissait deviner une autre fièvre. On en vit deux, main dans la main, courir en direction du bois.
Le modèle souriait insouciant des fatigues, de l'ankylose ouatée de II heures. Il n'exigeait que rarement un bref entracte, alors il se courbait sur l'abreuvoir s'aspergeant d'eau limpide. Ses muscles longs et saillants luisaient comme une soie. Un dimanche il troubla d'un grand rire en roulades ininterrompues les groupes de fidèles qui, de l'autre côté des vignes, se hâtaient vers la chapelle ; son sexe dressé battait contre son ventre. Le vieillard oeuvrait silencieusement mais une espionne prise de tremblements dut s'aliter et délira durant trois journées et trois nuits. Les plaintes n'aboutirent pas. Un gendarme tomba dans la mare évitant de justesse la noyade, le vélo du facteur crevait régulièrement, une jument mit au monde un poulain difforme qui ne vécut pas, les blés du villageois le plus aigri pourrirent, des fiancés reprirent bagues et serments, enfin le clocher se tut.
Et le sculpteur, les doigts meurtris, les paumes saignantes, achevait ses travaux.
Au premier soir de septembre le vieillard s'appuya sur l'épaule du jeune homme qui souriait toujours, ils disparurent au lointain du chemin d'argile. On défila devant la statue brisée déjà maculée par les volatiles de basse-cour. Près du socle le carnet rouge gisait dans ses cendres, le feu avait épargné quelques pages. On pouvait lire, comme une liste régulière et tracée d'une écriture fine, sur chaque interligne :
échec
échec
échec
échec
échec
échec


Le temps de la nouvelle, mai 1983

dimanche 6 septembre 2009

Des petits tas de rouille



UN BRUIT

ce n'est pas l'alouette ni le piano du bar ce n'est pas le silence des tombes ni la lettre sous la porte ni l'eau du toit ni la bestiole des plâtres fétides ce n'est pas la souris du grenier ni ton cœur au poignet ce n'est pas le bec brisant les cailloux ce n'est pas le frottement des feuilles du laurier de l'acacia du figuier ce n'est rien il ne neige pas ce n'est rien personne ne murmure personne ne prie personne ne mange ni pomme ni raisin personne ne suce les os du civet la mer s'est retirée depuis des millénaires aucune coquille n'est cassée ni l'œuf ni la noisette le vent ne souffle plus il ne peut s'agir des poules ou du lézard personne n'appelle personne ne répond le chien est parti depuis trois jours ce n'est pas la saison de la chasse (ni bottes ni fusil) personne ne choque un verre personne n'embrasse personne personne ne gifle quelqu'un personne ne crache ce n'est rien j'entends bien ce que tu ne dis plus


L'ORAGE

des osselets de cristal éclatent à la surface des flaques les cerisiers aux fruits aigres gouttent comme des éponges usagées le jardinier- frappe son béret sur ses cuisses l'éclair tue notre vache préférée la benjamine gémit sous l'édredon l'aïeule secoue Le buis bénit de grands rideaux pendent dans l'air c'est un quatre heures au crépuscule nos lèvres mouillent roux dans la cour a vitre on va tous mourir il n'y a plus de sable


UN DESERT

il y a des alligators desséchés sur la route des alligators sans mouches vertes sans asticots sans odeur il y a des alligators et de la poudre d'os la route n'est pas une route ni un sentier ni une autoroute large et bleutée il n'y a pas de grands panneaux zébrés de feux multicolores de pylônes pas le moindre fil électrique pas La moindre balise on chercherait en vain une présence un quidam égaré un sourcier une fillette punie un ermite agenouillé il n'y a que des pierres et du sable un silence qu'aucun souffle ne blesse c'est le même silence depuis toujours depuis le départ depuis la première borne il y a de la poudre d'os des becs d'oiseaux des ongles et des dents aucune corne aucune défense c'est un désert sans aventure sans promesses on y vient pour regretter la mousse et la piqûre des fourmis pour regretter les libations dominicales l'eau des mares le sourire des promises on y vient pour oublier la foule et les affiches pour se souvenir des haies d'un passage dans le bois


SOIR D'ETE I

un accordéon fendille la nuit c'est peut-être une java c'est un air de danse de danse à deux un air pour les hanches un air pour rire on rit sous la fenêtre on se force à rire pour faire rire pour rire de soi-même on a mélangé le vin rouge et blanc les alcools âpres et sirupeux les hommes ont taché leur cravate retroussé leurs manches ôté leur veston du dimanche dégrafé leur ceinture les hommes pissent entre eux au plus loin en riant les hommes réclament le dernier verre qui ne sera pas le dernier la lune brille plus loin que les tuiles que la croix de la colline les insectes agacent les géraniums et les mirabilis l'air sent le brûlé l'huile bouillie les feux éteints l'accordéon se dégonfle et se tait des ombres jumelles ouvrent des portes traversent des murs un train sépare le village du reste du monde un sac de brume dérobe la lune il y a des petits tas de rouille sous les fers forgés du balcon


LE VOYAGE

tu ne sais pas quelle époque quel paysage le brouillard et ce qui ne me manquait pas tu ne sais pas l'ancienne fontaine les fleurs des bordures le gibier d'automne la jonchée des mariés l'histoire à peine commencée le bleu décousu du charpentier tu ne sais pas quelle ivresse le lilas l'air sucré du mois de Marie le verjus nos diarrhées collectives la douleur des taons tu ne sais pas les femmes endeuillées les premiers chapitres des livres les greniers les rires des fenaisons le vin des cruches les serpents des rocailles tu ne sais pas quelle aventure le cul blanc du gardien de chèvres dépucelé au fond des vignes les poèmes secrets l'encre et les pinceaux tu ne sais pas que j'ai volé la barque tu sais qu'elle a pris l'eau


LE CAMP

on n'est pas si pressés ce n'est pas demain qu'on égorge le cochon il faut repeindre la souche en bleu marteler la terre pouce par pouce il ne faut pas aller trop vite il faut se parfumer la bouche avec de la menthe fraîche se couper les ongles à ras on a beaucoup de temps devant nous avant de rentrer les betteraves on a le temps de se lécher les dessous de bras de couper les fougères pour la cabane il faut encore réunir les petits qui jouent dans les blés avec leur salive et leur trou il faut aiguiser les canifs pour l'échange du sang construire l'autel planter le poteau de torture on n'est pas si pressés la Grande Terre ne sera pas fauchée le jardin n'est pas encore grillagé quand 1'épouvantail indiquera le soleil couchant (les oiseaux chient sur le chapeau de la peur) on lira quelques pages du missel il ne faut plus se baigner sans être vacciné


VILLE D'EAU

il pleut la ville se vieillarde les casquettes fleurissent et les chapeaux d'autrefois ceux d'avant avant la guerre avant une guerre la grande ou celle d'après au pommeau des cannes luit encore quelque argent ciselé une pierre incrustée ne renvoie aucun feu il pleut sur les bajoues poudrées les gouttes tavellent les mains des anciens sous le kiosque des hommes aux yeux pâles attendent et n'osent pas dans les chambres d'hôtel l'ombre des platanes roule une éclaircie et frétille sur les tables en rotin les magazines de l'été dernier jaunissent


SOIR D'ETE II

le vent gonfle les bâches les jupes cotonneuses les lunettes sont fixées comme clips ou diadèmes des garçonnets cuisses nues jouent aux statues sous le porche de l'église les fillettes sucent des sucreries fluorescentes des musculeux découvrent leurs biceps tatoués un cercle d'or brille sur leur poitrail velu des élégantes tanguent doucement comme barques au Lac elles parlent d'une autre époque les hommes alors fleurissaient leur boutonnière les domestiques étaient bons et fidèles lèvent renverse les chaises une clocharde soulève la grille d'un égout


La Revue des Dossiers d’Aquitaine, n°22, hiver 1985

L'écolier



LPDA n°101, septembre 1986

dimanche 23 août 2009

Entre mordre et lécher



Les voyous rôdent, leurs aisselles fleurent le cambouis, le sapin des hautes montagnes. Ils braillent «enculé» pour l'insulte, commissures amères. Un adolescent, le regard luminaire, espère le crachat mentholé, renifle toutes les nuits le sillage de leur chef, crocs cariés, caricature virile. Le chef dégrafe sa braguette, cale sans sa main crevassée un membre germanique et pisse sur l'hiver pour singer son haleine. L'adolescent épie, salive un peu, entre ses dents oscille une brindille d'épineux, segment moisi, décomposé. Il lèche dans ses rêves le bouton de métal (une tête d'Apache), la fermeture-éclair.
A la saison des serpents (école des pelouses, de la pêche aux têtards), nu sous le soleil, il enfonce son sexe dans la boursouflure des taupes, jambes écartelées, criant sans écho : «je suis une gazelle !»



J'ai cassé mes dents sur ton bec de colombe, coula une résine de jade.



Il s'accroupit sur des forêts de betteraves, protège les doryphores, ces zèbres trafiqués (travaux obscurs des réducteurs). Les escargots maudissent les végétariens, ils bouillent dans leur coquille. Les poux s'accomplissent partout, infatigables. Il a vu des roses transparentes, fluides, bouffées par des mandibules méthodiques.
Je frottais mon visage contre les cals de tes mains terreuses. Je suçais ta moustache trempée de soupe. Tu t'es couché dans le sillon frais, les vers ne lésinaient pas. Un rouge-gorge étouffait dans ma bouche. Le sécateur, un parfum de rouille et de vigne, trancha ma langue que le corbeau le plus noir emporta.
La voisine jumelle, baissée, pissait en fredonnant : «II ne m'embrassera plus ! » J'avais trop à m'occuper de moi. J'attendis, une année sérieuse et vaine, qu'entre mes mâchoires le printemps des mots s'organisât. Seules les fougères caressaient. Je conçus la masturbation.



S'encage le fleuriste en rêvant d'aquarium, prépare des repas de renoncules, de chardons tendres, de sépales d'iris noirs, ceux safran des glaïeuls sépia, des boissons arc-en-ciel, nénuphars piles, pollen écrasé. Il plonge ses mains dans le bocal aux sangsues, imagine des petits miracles, une lévitation subreptice.



Je voulais raconter des coups de couteaux dans le cœur, la cervelle, des vomissures, l'action lente et sûre des tisons, l'onctuosité des viscères, les coquilles molles des couilles, la rougeur des oreilles entre crocus et pain grillé, le sable collé dans les articulations, la sueur et les poils. Je datais, confiais des anecdotes élimant les fantasmes pour pouvoir poursuivre (toujours de bonnes raisons et s'abriter). L'idée devient chétive, l'oralité bougonne, la nudité fictive... toiles peintes au soleil, ciré contre la pluie, épingles sur le vent.


Passagère(s) n°4, Bordeaux 1985

L'entonnoir





LPDA n°52, août 1985

dimanche 16 août 2009

Grand changement de l'hiver au printemps



J'aime les porcs
Je n'aime pas les papes
... le blasphème
... le cirque
... la peau
...les abattoirs
... l'été
... les mères des surdoués
... les silex
... la chasse
... Torcello
... les bons points (podiums)
... les bus
... les doux draps
... (T) lui
... la corrida
... le sexe de T
... les uniformes
... les sopranos dramatiques
... les animateurs patentés
... la bouse
... le pouvoir (tout genre)
...midi
... le vermicelle (à la tomate)
... René Crevel
... la viande bleue
... attendre
... les bizutages
... La Dame aux Camélias
... Guignol
... le très cuit
... les sous-entendus
... la scène(coulisses)
... la pure virtuosité
... l'azur
... le luxe
... Mémé Texille
... les castes
... la pénombre
... l'imposture intellectuelle
... les Sonnets de Pétrarque (Liszt)
... le porte à porte
... jouir
... vendre ma soupe
... le café de minuit
... ma grasse adolescence
...La Ricotta (Pasolini)
... «Tais-toi et mange !»
... les mots
... Le Petit prince
... les feux d'artifice
... les nécrologies

Comme un terrier dans l’igloo, n°37, février 2002

Les cons

 

LPDA n°41, juin 1986

dimanche 9 août 2009

2è Rencontres des Amis de Michel Valprémy

"Robin", Villegouge, 2 août 2009

Les deuxièmes rencontres des Amis de Michel Valprémy se sont déroulées à "Robin" (33) le 2 août 2009, sous un beau soleil et en présence de nombreux invités, tout heureux de se retrouver en cette circonstance.
Avant toute chose il convient de remercier chaleureusement Claude Martin pour son hospitalité et pour l'organisation parfaite de cette journée, laquelle nous a fourni l'occasion d'évoquer collectivement Michel, de nous remémorer sa vie et son oeuvre avec beaucoup d'émotion, de tristesse et de joie mêlées.
Les séances de lecture nous ont permis de constater une nouvelle fois combien les écrits de Michel, à la fois poétiques, drôles et sulfureux, sont aussi bien faits pour transpercer un auditoire d'adultes, jeunes et moins jeunes...

Le travail éditorial de l'Association a bien sûr été évoqué, notamment en la présence de Claude Martin, Pierre Valprémy, François Huglo, Sylvie Nève, Françoise Favretto, moi-même...
Les projets principaux émanant des précédentes rencontres ont fait l'objet d'un premier bilan, et d'autres pistes ont même été tracées.

1) François Huglo continue de travailler au volume dénommé "Agrafes" qui devra rassembler les textes édités en plaquettes ou ayant fait l'objet de recueils "agrafés" du vivant de Michel. La liste initiale (non définitive) faisait état des textes suivants : : Emblèmes évidés, La boue, Travaux obscurs, Paysages clos, L'ingénu kaolin, La reine des guêpes, Un cri dans le couloir, Cocagne, Le distinguo, Le jeune homme la méduse, Il pleut l'ange, Chichi le chevalier trempé, 7 impasse Gigogne, Nuit bleu nuit, Miettes en sauce, Amoroso, Rouge pendu, Doloroso, L'homme aux gants, Artabax, Clowns croque-morts, Poèmes ingambes... L'Atelier de l'Agneau se chargerait a priori d'éditer et de diffuser cet ouvrage (un ou deux volumes ? cela reste à décider).

2) D'autres oeuvres restent disponibles chez les éditeurs, c'est le cas de : Rose Raoul, L'oeil du guetteur, Grigri des cendres, Mailles mémoire, Albumville, Cibles cribles, Tout le monde passe devant les vitrines, Manips, etc. Il n'y a plus qu'à encourager voire stimuler ces derniers afin qu'ils rééditent et/ou diffusent à nouveau un maximum d'ouvrages de Michel Valprémy. Il convient cependant de faire un "état des lieux" des éditeurs impliqués afin de s'assurer qu'aucun livre de Michel ne soit promis à l'abandon en cas de disparition, faillite, cessation d'activité des susdits (sait-on jamais...). Dans ce cas, il suffirait de rallonger quelque peu le sommaire du volume "Agrafes" en préparation et d'y intégrer les oeuvres "menacées"...

3) En ce qui concerne les textes brefs, voire très brefs, publiés en revue - spécialement au cours des années 80-90, nous avons décidé de poursuivre leur "mise en ligne" sur ce blog-ci (Michel Valprémy, écrivain), grâce notamment au recencement plus-qu'exhaustif effectué par Jacques Valprémy, et étant donné également qu'une bonne partie des textes ultra-courts comme des graphismes avaient été publiés à l'époque par mes soins dans La Poire d'Angoisse et/ou dans le volume "Morceaux choisis" des Contemporains Favoris. Dans moins d'une année, au rythme d'une publication de deux ou trois textes et/ou dessins par semaine, une partie de l'oeuvre de Michel sera ainsi rassemblée et présentée gratuitement au public. Il sera alors possible d'envisager une véritable réédition sur papier, une compilation exhaustive des textes courts de Michel Valprémy. Puisqu'un projet similaire avait finalement été réalisé du vivant de Michel avec les "Morceaux choisis" précédemment cités, j'ai proposé que Les Contemporains Favoris "reprennent du service" et se chargent de réaliser une sorte de "Morceaux choisis" bis, en réalité deux ou trois fois plus consistant que le premier. Affaire à suivre donc...




4) Enfin a été évoqué - notamment par Claude Martin - le "problème" du Journal de Michel. Plusieurs interrogations ont émergé à propos de cet immense journal intime qui couvre plusieurs décennies, et dans lequel Michel a consigné, non seulement des "propos pour lui-même" comme il est de règle dans un Journal, mais aussi des indications littéraires de la plus grande importance concernant sa propre oeuvre et du plus grand intérêt concernant ses lectures, ses relations avec les écrivains contemporains, sa conception de la littérature... Pour toutes ces raisons il semblait légitime de soumettre l'idée d'une publication du Journal de Michel Valprémy. Etant donné qu'une partie (certes infime, au regard du Tout) de ce Journal a été recopiée, dactylographiée, et sans doute "expurgée" (?) par son propre auteur, on peut penser que Michel envisageait, supputait sa publication posthume... D'autre part cette publication semble souhaitée également, unanimement, par les membres de l'Association. De sorte que la question d'une mise en oeuvre technique, humaine, financière, etc. de leur retranscription a été très sérieusement évoquée. Quiconque a vu de ses propres yeux un manuscrit de Michel imagine à quel point la retranscription de son Journal représente un problème de taille, aussi immense que le Journal lui-même, autant dire une vraie gageure !
Enfin, tout ce qui vient d'être dit à propos du Journal peut être appliqué à la Correspondance de Michel : même intérêt, mêmes doutes (que faut-il sélectionner, selon quels critères ? etc.), mêmes difficultés...

Ci-dessous, quelques photos de la journée du 2 août.


Lectrice : Marie Delvigne

Sylvie Nève lisant

Christian Rousseau

François Huglo lit

Agapes...

lundi 27 juillet 2009

Humus, fiole, vitrail



Juste là, dans l'abbaye des racines, parmi les feuilles (mille font mille pour ce gâteau) surgit un cul de bouteille blonde, mais la blondeur est idéale, un prête nom pour fortifier l'ombre du bosquet, surgit un cul de chopine à vinaigre, à poison, un flacon de Javel, d'huile de noix, de parfum domestique, un cul fêlé, sans tête, sans corps, sans épaules. C'est la surprise du tout venant, babiole venue d'ailleurs, jetée au hasard, à main perdue, enfouie aux trois quarts, à regret, en cachette, tesson nu qu'aucune mer éteinte ou vive ne roula sur le sable. Nul naufrage, nul appel désespéré :"A MOI! MON AME PISSE !" Juste là, dans l'abbaye des racines, flottent le petit fiel, l'assaisonnement aigre-doux des rancunes et la grisaille enclose exactement (le taillis est compact) comme une bulle épineuse, un rot de lait, de suie.
Qu'elle soit donc la lumière, zip du soleil, halo des lampes en pure perte, qu'elle soit donc, éternelle, droite, baveuse au coeur du litige breneux, ou vacillante, bègue en option, vendant la mèche, l'allumette et la marchande avec! Qu’elle soit donc, inégale et frôleuse, flambant l'émail moisi, la varicelle des feuilles, plissant l'or et le cuivre du terreau cendreux, du buisson ardent, mordorant la fiole, son cul, ses lichens, pilules de feu, de fête, arcs en ciel miniatures, flashes d'aube et d'anis, de citrons éventrés, vitrail brisé, poudreux, fondu. Et passent les nuages au couchant, les ruches, les crèches électriques, les coloriages en tout sens, les légendes à la loupe, soties de nains, de saints, mirages d'éponge et d'écorce, géodes en toc. Qu'elle soit donc, la lumière, dans le grenier d'été, rayon planté net sur la croupe garçonne d'une momie aux trois quarts ensevelie sous la paille chaude, les bleuets, qu'elle inonde à pleins seaux la touffe (le foin en boucles), les rondes bosses, qu'elle gicle, qu'elle ruisselle, qu'elle mousse en jaune, en caramel, qu'elle pétille, qu'elle chiale et dégouline: " A MOI! A MOI! MON ÂME A SOIF!”

Extrait de "Cadastre du clair obscur", Verso n°81, juin 1995

L'heure décisive





LPDA n°41, 3 juin 85

dimanche 19 juillet 2009

Il éponge les dernières bavures



Il éponge les dernières bavures, ôte les aiguilles d'une ancienne poupée de cire. Le drap colle à son ventre, à ses cuisses. Il a perdu ses phantasmes d'esclave. Toutes ses dents s'écaillent. La rue bascule inversant ses pas, la pluie n'est que pétrole, égouts et flaques. Des marins pissent et dégueulent, proposent leur viande virile. Dans la vitrine, le coiffeur souligne sa nouvelle pancarte : CONCOURS DE POUX. Il caresse des enfants contaminés, flaire des pubis douteux. Les mendiants se maquillent de vin et cousent leur braguette. Les coudes des passants 1'instruisent. Dans l'église, on solde l'indulgence-, devant les troncs, des abonnés redoutent le tilt. Des genoux ibériques râpent la mosaïque, des femmes gracieuses, mains gantées, crispent l'air de leurs éventails. Sa prière est personnelle, il la porte au pré dru, aux décharges publiques. Le Christ décoré de serpentins sourit de plaisir. Brouhaha circulaire, le mage est apparu en sa géographie d'or. Dans les restaurants, on cuit les derniers cadavres (es sauces adoucissent l'odeur d'infection), poils et plumes achèvent les allergiques. Les rémouleurs font fortune ; dans les armoires, entre les linges, on glisse les couteaux. Il titube. On a arraché ses longues ailes, il n'avait pas fini de les peindre. Il est l'écorché des planches médicales et tremble comme grand brûlé. Son sexe est un bubon. Un garçon qu'il a connu le tranche avec un sécateur. Les guirlandes s'effrangent, souillées. La fête est annulée. Les arbres gouttent. Des graviers s'incrustent dans ses espadrilles. Ses orteils se détachent, inutile de les chercher dans l'herbe des pelouses. La rivière est privée des bateaux d'hier. Les cygnes ont noué leur long cou. Plus de mémères-chantilly sur les chaises blanches, le kiosque abrite une chorale d'orphelins. Des mégots sur les escaliers, témoins d'un passage archaïque. La petite fille du marchand de gaufres s'est noyée en sa robe à pois, découpée par l'hélice du hors-bord, quelques plis de sang stagnent encore près des berges. Il ne court pas. Personne dans les cabines, plus d'odeurs d'huile, d'aisselles chaudes, de crèmes filtrantes. Des vieillards grillent des poissons sur des feux de caillebotis. Près de l'enseigne de la Croix-Rouge, des oiseaux s'activent dans une mare de vomi. Il crache de la bile sur les tables renversées et l'on ne vend plus de tabac. Il n'y aura plus d'été.

La Poire d’Angoisse n°66/67, décembre 1985

L'homme cassé





LPDA n°94, juillet 1986

mardi 14 juillet 2009

Jeux de mains



1 - Elle refuse de s'ouvrir. La paille est trop courte, la pierre trop dure.
Elle préfère que, lents et sûrs, les ongles crèvent sa paume, la tétanise pour toujours.

2 - Elles le font exprès. Elles se soudent, coupe ambrée. Elles savent déjà que le soleil les brûlera. Elles se soudent, font semblant d'être plus .résistantes que l'amiante. Elles cajolent l'anneau, le roulent et le bercent. Elles doivent lancer l'anneau, c'est inévitable. Elles n'ignorent pas qu'elles fondront sous les plis de la robe avant de l'avoir rattrapé.

3 - Elle échappe un mouchoir sur un divan de velours, se dissimule sous la dentelle princière d'une mitaine, sous un gant de cuir havane ou rouge vénitien (une seule fois cobalt). Elle effleure la corolle des digitales, évite de se compromettre avec le pollen. Elle ne touche jamais l'oreille ou la narine. Mais, quand la dernière nuit d'Août inverse toutes les promesses, quand sa blancheur cireuse offense la lune elle plonge dans la viande saignante, le purin des coqs.

4 - Je serre les cuisses, elle est ma prisonnière. Tout l'art consiste alors à ne plus lâcher prise. Elle tentait 1'aventure depuis plusieurs jours, gnome ou anguille. L'audace ophidienne d'une ceinture, le brouillamini des cotons, la fidélité d'un élastique malmenaient sa percée, provoquaient la retraite, installaient les quartiers d'hiver.

La revue 22, hiver 1985

La glaise aux genoux





Interventions à haute voix n°12, juin 85

La chaleur est une peau



La chaleur est une peau
la pierre écaille son eau


la bouche mord la pierre
lèche le fruit


dans le vent des sables
la mort dévore l'ombre

Interventions à haute voix n°12, 26 juin 85

La pluie probablement (2)





LPDA n° 35, avril 1985

mardi 7 juillet 2009

La chaleur des braises


à Marie


Elle est vieille. Il y a si longtemps qu'elle est vieille. Elle ne se souvient plus du temps de sa jeunesse ou peut-être ne veut-elle plus en parler, y penser. Elle dit que sa vieille tête est oublieuse. Elle raconte aux rares passants, ceux qui ne ressemblent pas de près ou de loin à des gens connus, des histoires de son village, les fêtes, les veillées, les noces, les enterrements. Ce sont toujours des histoires de sa vieillesse, le mari était déjà mort, plus souvent encore le fils ne devait plus revenir. Elle l'a attendu longtemps même après les certificats de la Préfecture* Elle sait que son fils ne reviendra pas, pour elle il n'est pas vivant quelque part, il n'est pas mort quelque part, loin d'elle. Il pouvait se noyer ici, près du barrage de l'ancien moulin mais pas là-bas dans une eau aussi peu profonde, c'est impensable. La guerre était finie depuis trois jours et une nuit.

Des histoires de cadastre, de mur mitoyen, de chemin vicinal, de voisine au mauvais œil. Elle sait qu'on se moque d'elle quand, chaque jour de l'an, pour qu'il ne tarisse pas, elle jette deux morceaux de sucre dans le puits, elle sait qu'on l'appelle vieil hibou, chouette de malheur, demi-sorcière. Il y a si longtemps qu'on attend sa mort. On lui souhaite les fins les plus cruelles, piqûres venimeuses, empoisonnements, la foudre, les termites, la chute des tuiles. Elle n'est tombée qu'une seule fois, sa tempe heurtant le chenet de la cheminée. Elle pensa que c'était enfin arrivé, qu'elle ne se relèverait plus. Elle avait perdu connaissance mais, dans son absence (une image pâle et floue), un ruban bleu ourlé d'une fine dentelle, liseré fleuri, flottait, ondulait lentement. Ce fut la chaleur des braises qui l'éveilla. Une lotion secrète qu'elle préparait elle-même effaça la bosse, la dilua. Il ne resta du choc qu'une légère mâchure rosée. Elle ne pensa plus à ce faux pas malencontreux, s'accusa de ne pas avoir rangé la marmite. Les jours suivants, elle rentra du bois, beaucoup de bois, des bûches, des planches véreuses, des piquets de vigne hors d'usage, des sarments et, pour l'odeur des branches de laurier-sauce.

Tout est noir dans sa maison, comme elle, jusqu'aux toiles des araignées que le noir de fumée encrasse. Elle ne porte pas le foulard que lui offre pour ses étrennes le fils du cantonnier, l'ami de son fils, celui qui lui a appris la nouvelle. Elle ne le porte qu'une fois pour aller au puits, après elle le range avec les autres soigneusement plies dans l'armoire. Il est toujours noir bien sûr mais les motifs, feuilles, fleurs, branches ou lignes géométriques selon les années, sont imprimés en parme. Il n'y a qu'une tache claire sur les murs, le calendrier, une photographie représentant des arbres en pleine floraison. Elle laisse de côté les chiens, les chats et leurs pelotes de laine, les lacs et les montagnes, les chasseurs aux gibecières renflées. Le facteur la connaît, il prend le temps de déguster son petit verre d'eau-de-vie.

L'hiver est toujours plus froid que le précédent, il commence plus tôt et finit plus tard. Elle n'a plus le temps, à la bonne saison, de terminer les conserves et les confitures, déjà il faut penser à ne plus laisser la porte ouverte, à repriser le châle, à sortir le moine de la soupente et astiquer la chaufferette. Les roses de Noël se font rares, un seul bouquet pour la table de chevet. Il arrive que dans l'évier l'eau gèle dès les premiers jours de novembre et parfois encore à la mi-mai, les fruits ont perdu leur éclat ou leur velours, les fraises du marché n'ont plus de goût, le linge est terne, sans reflets bleutés, l'horloge avance de quatre minutes toutes les heures.

Les coqs chantaient quand le cercueil de son mari traversa le bourg. Elle se souvient de ses ongles noirs, il avait fallu teindre tous les vêtements au plus vite. Qui aurait pu prévoir, Les prés, les bois, les clôtures scintillaient sous le givre, le pompon de la calotte du curé menaçait de tomber à chaque pas. C'était six mois avant le retour du fils du cantonnier.

Elle ne pouvait pas tout faire toute seule, les métayers n'étaient que des fainéants, des ivrognes, des bons à rien. Et puis, elle ne voulait pas vendre, le remembrement l'avait déjà suffisamment volée. Elle préféra laisser les terres en friche, elle se contenta de peu, de la basse-cour et des oies, des noix et du potager. Elle n’avait jamais été malade, ses dents tombaient une à une, nul besoin de se rendre à la ville pour si peu. Très vite on raconta que dans ses pupilles luisaient deux clous de jais, qu'il valait mieux ne pas la croiser quand un projet, une naissance était en cours. C'est ainsi qu'à une période de sécheresse succédèrent des pluies diluviennes. Il y eut des incendies de forêts, les mares et les ruisseaux débordèrent entraînant dans leurs boues la plus grande part des récoltes. Des granges s'effondrèrent exterminant les animaux et parfois leurs gardiens. Seul le niveau d'eau du puits ne varia pas, quelques centimètres au plus.

Elle avait vieilli d'un seul coup. C'était bien avant ces grands bouleversements. Les autres se ridèrent, se courbèrent, se couvrirent d'œdèmes et de graisses, elle se maintint irrémédiablement sèche, noire. Elle ne reprocha rien au fils du cantonnier, l'accueillit même souvent chez elle mais, lorsqu'il partait au bal, chemise blanche, pantalon gris aux plis bien nets, elle sentait ses jambes se dérober sous elle, son estomac se soulever. Peu lui importe qu'on ne lui parle presque plus, elle ne veut rien devoir à personne, elle prête encore les outils de son mari pourvu qu'on ne la remercie pas avec quelque douzaine d'œufs, des concombres frais ou un bouquet de glaïeuls.

Ce matin très tôt, il ne faisait pas encore jour, un papillon se posa sur sa main, une espèce rare, rose et vert, tout pailleté de poudre d'or. Elle alla ouvrir le tiroir du buffet, en sortit une boîte ronde en ferblanterie dont elle souleva délicatement le couvercle. Sur son lit de coton c'était bien le même, le même papillon que le jour de la mauvaise nouvelle. Elle ne marqua aucune surprise, décida de changer les draps, de remettre la pendule à l'heure.
Elle vient de rentrer la dernière bûche. L'hiver est loin de s'achever. Elle ne commandera pas d'autre bois, elle ne l'a jamais fait. Elle se penche pour prendre le soufflet et, comme son front effleure le chenet, elle revoit le ruban bleu ourlé d'une fine dentelle, un ruban qui marque la taille d'une fillette, en robe blanche appuyée sur une barrière, martelant rageusement le sol et tendant ses bras grêles vers une silhouette noire, une valise à la main, qui lui tourne le dos et disparaît derrière la rangée des saules.

Le temps de la nouvelle, mai 1984

Lindt





LPDA n°73/73, février 1986

dimanche 28 juin 2009

La ligne médiane


à Germaine D.

Ce n'était pas qu'elle fût folle, pas plus que vous ou moi et beaucoup moins que la Jeanne que l'on enferma l'été dernier. Non, ce n'était pas la folie mais, parfois, contre toute raison, elle décidait de ne pas tenir compte des usages et des codes ou de les détourner à sa guise. Cette bizarrerie, au demeurant sans importance, entraînait des quiproquos, des confusions, des malentendus que nous, la famille, tentions de rattraper au mieux. On appelait ça : "redresser la situation". Ainsi, il y a deux ans (je cite cette anecdote comme exemple), le jour des grands départs en vacances, le jardinier, tout essoufflé après une course de plus d'un kilomètre, devenu bègue sous le coup de l'émotion, parvint à nous annoncer que notre mère, épouse, soeur, tante et grand-mère était certainement morte à cette heure écrasée sur la route du Moulin du Pont., Nous nous précipitâmes et, risquant notre vie à tour de rôle, nous eûmes le plus grand mal à la convaincre de quitter la ligne médiane qui n'était pas réservée, comme elle le prétendait, aux piétons. Elle se plaignit de l'étroitesse de la bande blanche que ses pieds débordèrent à plusieurs reprises, jugea notre inquiétude très exagérée avec ce léger sourire qui nous signifiait que, comme d'habitude, nous étions en retard d'un tour d'horloge.
On profitait de ses siestes, des courses, de la messe pour se réunir par petits groupes et décider de l'irréversibilité de son cas. Il s'agissait à coup sûr (on y mettait la main au feu, la tête à couper) des séquelles de l'épidémie de grippe espagnole qui, alors qu'elle était bébé, avait tué en quelques jours quatre de ses frères aînés. On l'avait déposée, fiévreuse, près de la cheminée, dans un panier. On ne s'occupait plus d'elle, l'abandonnant à une mort inévitable. Mais, à l'étonnement de tous, elle s'était "dépouillée comme un serpent" et avait survécu. On rappela en outre une chute de vélo sur un tas de cailloux qui la laissa plus d'une. heure sans connaissance, une autre, aussi grave, alors qu'elle jouait à l'équilibriste sur un tronc d'arbre, les yeux bandés, avec .un cerceau en mouvement autour de la taille et, soi-disant, un œuf de cane posé sur le plat de chaque main. On n'a jamais ajouté foi à cette histoire de graine de haricot enfoncée dans sa narine gauche qui, oubliée, aurait fini par germer provoquant des névralgies intolérables. On n'évoquait cette fiction que pour entendre un des membres de la famille affirmer : "C'est plutôt un petit pois qu'elle a dans la tête, un petit pois à la place du cerveau".

Le rituel de ces conciliabules s'achevait sans qu'aucune décision ne fût prise. Nul n'ignorait que pendant des mois, une année ou deux peut-être, il ne se passerait rien d'alarmant, voire de grave, pour elle-même, pour l'entourage et le voisinage.
Dans ce laps de temps, plus ou moins extensible, de notable accalmie, on s'amusait donc de ses "bizarreries sans importance" qui donnaient quelque relief à l'écoulement monotone des jours "réglés comme du papier à musique". Elle avait la curieuse habitude, quand elle montait à l'étage, de quitter ses pantoufles en haut de l'escalier et de les laisser sur la dernière marche tandis qu'elle gagnait les chambres, ceci afin d'éviter de marquer le parquet qu'elle cirait chaque lundi. Quand elle décidait de redescendre, alors que personne ne l'appelait, elle se mettait à courir dans le couloir et sautait à pieds joints dans ses chaussons. Inévitablement elle débouchait dans la cuisine sur une pétarade feutrée, nous invitant à préparer les compresses. Il faut préciser que, dotée d'une forte corpulence, elle ne pouvait s'autoriser, à soixante ans, aucune licence acrobatique d'autant plus que, victime d'une coquetterie inextinguible, elle avait souhaité, malgré nos mises en garde, une intervention chirurgicale qui, certes, avait considérablement réduit ses oignons (qui ne la faisaient pas souffrir mais déformaient par trop ses souliers) et, par la même occasion, considérablement augmenté le volume de ses jambes, après de douloureuses phlébites qui la laissèrent longtemps alitée.

Sa maladresse était bien connue, elle prenait un certain plaisir à nous montrer les traces de ses cicatrices, les écorchures, les coupures, les hématomes. Si elle saisissait la queue brûlante d'une casserole, elle sifflait pour tromper sa douleur et, sans lâcher prise, tournait autour de la table, les yeux exorbités. Jamais elle ne s'asseyait confortablement, elle se penchait en arrière en équilibre instable, satisfaite lorsqu'un seul pied de la chaise supportait son poids. Mille fois nous l'avons prévenue qu'elle finirait par tomber dans le feu. La trappe de la cave l'assomma à plusieurs reprises, tous les trottoirs de la bourgade furent responsables de chutes mémorables, elle ne parvint pas à comprendre, était-ce un parti pris esthétique ?, que pour accéder aux plus hautes étagères ou pour changer une ampoule du lustre il est d'usage, quand une échelle fait défaut, de disposer un socle de base plus large que les volumes qu'il doit supporter. Elle réfléchissait, optait toujours pour la solution contraire.

Une seule fois, après ce raclement de gorge caractéristique qui préludait à ce que nous avions convenu de nommer "ses absences", alors que, suivant les conseils du spécialiste, je la tirais par le coude pour la ramener sur terre et lui interdire cette fuite qui nous intriguait, elle m'avait expliqué : "II faut me laisser partir, c'est là-bas que je suis bien. Quand je l'entends pousser je suis bien. C'est comme un bruit d'écorce, ça ne fait pas beaucoup de bruit, c'est plus doux que doux et des portes, des fenêtres s'entrouvrent et le vert et le bleu entrent, on ne sait pas d'où ça vient, ça entre partout et je me sens légère et souple et leste et je suis bien, bien, je ne peux dire que ça".

Ce matin elle retourna sur la route du Moulin du Pont en prenant soin de ne pas quitter le bas-côté. Il pleuvait un peu, elle avait mis son chapeau d'été et tenait par la main le plus jeune de ses petits-fils. Elle ne parlait pas. Il ne fut pas surpris quand elle toussota et lui demanda d'aller cueillir ces fleurs jaunes près de la rivière. Elle traversa la route, s'arrêta sur la ligne médiane.

Le temps de la nouvelle, février 1985

La pluie probablement



le soleil bascule
jeton(s)
pile / face
ça grésille dans la trompe
plus haut les hirondelles essuient les briques
une boue d’or et gris
la ville pourrit
l’écharpe est au clou
sèche — sperme / salives
ça pullule dans les bronches
la cabine naufrage
les chicots des guetteurs ont biffé la vitre
mutants au regard d’iguane
il pleut
la voix trouée le bulbe
il pleut

LPDA n°35, 1985

L'Oeuf




LPDA n°41, juin 1985

dimanche 21 juin 2009

Laïs à sa fenêtre


à Sylvie Nève


Wilhelm von Augsbourg, Girolamo da Fossano, Gaston de Roubaix, je vous adoube et vous cajole. Je baise vos heaumes et l’échancrure de vos cottes de mailles. Je lèche le sang séché des blessures. Je couds les lèvres des balafres. Je trempe vos corps pâles dans un bain de coquelicots et je ponce, frotte, étrille à tour de bras vos peaux fragiles comme un linge de pucelle ou râpeuses comme le tronc du chêne. Agenouillez-vous champions pour exalter mes soins! Qui du vaincu ou du vainqueur sera l’élu de la mie-nuit ?

Des retouches? Un soupçon de rose? Que nenni! Je suis adorable ce matin, un marbre de maître, un bronze, la sublime, l’éternelle adulée. Toutes les femmes du monde - le pire et le meilleur - ceignent leur front de mon bandeau nocturne et les pivoines blanches, une à une, célèbrent mon nom. Je marche dans la clameur des louanges, dans le boucan des vivats. Le vent m’aime, et l’eau, les petits nuages, les tornades, la mousse, les enfants. Compagnon, poète, délie ta langue et calque mon combat !

De l’ombre du col & de l’os
(O Athos!)
Colombe blonde & la gaine &
L’épée à ta plaie
(O Thanatos!)

J’ai vu ceci, cela aux quatre coins de la planète, des hommes, beaucoup d’hommes tout à fait sûrs d’être l’homme, hommes de main, tripoteurs et gifleurs, hommes de peu, de rien, abbés, courtiers, consuls, permissionnaires, des rues entières, des tavernes remplies, tant et trop dans les souks, les comices, aux marches des palais, des mosquées, toujours plus, grappes, escouades, congrès, des hommes à perte de vue, du plus loin que je me le rappelle.(5) Des gigolos sportifs, des bellâtres en maillots baisent mes gants.(6) Les officiers à cheval qui passent sous ma fenêtre sont à l’étroit sous le velours de leur culotte, quelques uns, audacieux, soulèvent leur képi, leur beau képi à turban, et j’admire tous ces postérieurs, ces croupes fermes qui rebondissent en cadence et lustrent le cuir fauve des selles.

Soldats, bataillez sur ma peau,
Je sais des manœuvres exquises.

Elle a osé. L’autre, la Diane des faubourgs, celle qui n’est que l’autre, l’indécente aux cheveux lisses, la garçonne obscène, misérable fleurteuse des salons, qui pleure ses lassitudes mondaines aux genoux d’une sœur, a osé danser nue, plus que nue, comme une barbare, une garce du pavé. Des sels! Les gazettes sont des torcheculs, elles mentent. Des sels! Mon tambourin brise mes nerfs, ma capeline m’arrache la tête, les rubans m’étranglent, les bouquets m’empoisonnent. J’étouffe, je suffoque, je me pâme. Des sels! Qui gigote comme un beau diable, qui croque les entrechats et vole sur les tombes, dans le silence extrême, parmi les feux follets et les ombres blêmes des fiancées défuntes? Qui n’est que brume, vapeur, apparition mousseuse? Qui est la santé de la terre? Moi, Laïs!

A ma fenêtre, j’entrouvre mon déshabillé. Les cavaliers aperçoivent-ils ma gorge? Je ne peux le croire; se contenteraient-ils de sourire? Ne culbuteraient-ils pas sur la chaussée la tête la première? Mes seins, ah! mes seins, mes tourterelles naïves, mes frileuses! Des contrefacteurs copièrent en vain votre galbe racé, votre carnation opaline. Hardi les petits! Je vous dépose sur le fer du balcon, je vous laisse pendre dans le vide juste au-dessus des casques à pointe, et votre gloire, votre musique jettent la panique dans le défilé.

Le sang dans le ruisseau, les drapeaux aux frontons. Pourfendue Laïs aussi.
Les brigands, les rebelles l’adorent et, mouillant le soir au camp les pans de leur chemise rêche, grise de poussière et de sueur mêlées, se souviennent de la belle des belles, de ses coussins lavande.

Laïs, Laïs,
Au clair de ta lune
. . .
La chaude-pisse.

Le Dépli Amoureux n°45, février 1988

dimanche 14 juin 2009

L'Ogre





LPDA, juin 1985

Le méticuleux



En sortant de l'ascenseur il remarque sur la moquette grise du couloir une empreinte de pas, une seule, un peu de boue et quelques graviers. Il s'immobilise, pétrifié. La minuterie s'éteint, se main droite, moite et glacée, se crispe sur la flanelle de son pantalon. Quelqu'un est venu. Dès qu'il peut bouger il se précipite sur l'interrupteur, presse le bouton, croit recevoir une décharge électrique. En se hâtant vers sa porte il scrute le sol comme un détective et ne découvre qu'un minuscule fragment de papier plus étroit qu'un confetti, dentelé semble-t-il sur un côté. Une carte postale ? un bout de bleu. Il s'entend dire : "C'est bien lui ça."Il glisse nerveusement la clé dans la serrure, donne un tour, essaye d'ouvrir, recommence, en avant, en arrière. Porte close. Il insiste en vain, se concentre, frappe discrètement, se trouve stupide, réfléchit, fait une nouvelle tentative.

Quand il entre chez lui il est convaincu qu'on a pénétré dans son appartement et que, pressé, on a oublié le verrou. Lui, il vérifie toujours tout, sans exception, au moins trois fois ou plus, mais trois fois minimum, qu'il a bien éteint les lumières, réallumant à plusieurs reprises pour être sûr de l'obscurité. Descendu au dernier étage, parfois dans la rue, il remonte fréquemment pour s'assurer que les robinets ne laissent pas échapper une goutte, que l'alignement des disques, des livres, garde sa perfection, que la manette du gaz est bien tournée vers le bas, que les rivets du bidet reluisent, qu'aucune trace suspecte ne reste collée sur l'émail des W.C. Il chasse les poussières, frotte, gratte, astique. Il quitte son appartement une heure et quart avant ses horaires de travail, ses rendez-vous. Jamais il n'est en retard, jamais en avance.

C'est impossible, il n'a pas oublié de fermer le verrou. Certes, ce matin, juste avant de partir il aperçut sur les verres de ses tableaux des chapelets de chiures de mouches. Les enlever avait exigé une grande patience. Ensuite il se lava les mains, satisfait, vissa, revissa les robinets. Alors il se rendit à l'évidence que les cadres étaient de guingois, à peine, mais un peu. Trouver l'équilibre idéal des verticales et des horizontales sur des tapisseries aux motifs irréguliers le fit transpirer. L'heure et quart passait si vite. Il se reculait, clignait des yeux, déplaçait les reproductions d'un ou deux millimètres et recommençait. Ca n'expliquait rien. Il n'a pas pu oublier la porte. Non.

"J'ai pris toutes mes précautions" pense-t-il en hochant la tête. Il fait quelques pas dans l'obscurité. Il attend qu'une présence se manifeste, il accepterait la menace, les coups. Enfin, il allume. Aucun signe de désordre, mais il se méfie. Il éclaire toutes les pièces. Rien. En entrant dans la salle de bains, une gifle, il ne voit que ça, le coin du tapis sous le lavabo est plissé, pas retourné, plissé. Il prend le temps, calmement, de retendre le carré de moquette, les côtés parallèlement aux rainures du sol. Il ouvre l'armoire à pharmacie, les flacons, les pommades, les médicaments sont à leur place. Il en est presque déçu. Nul indice. Il soulève une pile de serviettes, de la dernière un fil du tissu éponge se détache, boucle plus longue que les autres."Je suis plus malin que lui." Il la tire, elle n'est pas humide, mais il ne doute plus. Il se décrispe et finit par sourire. Dans la cuisine il se sert un verre de vin en chantonnant, la marque au crayon noir délimitant le niveau du liquide ne correspond plus au contenu de la bouteille. Il jubile. Il boit un autre verre, enferme la bouteille dans une poche en papier dont il coud patiemment l'ouverture au-dessus du goulot. Ce sera une preuve sérieuse. C'est alors que, grisé (deux verres, une folie), il constate que ses cadres, à nouveau, penchent en tout sens. Il ne se déplace pas pour y remédier. Il doit manger. Il prépare son repas soigneusement, effaçant les taches, rassemblant les miettes, les épluchures, faisant disparaître les papiers gras, II dresse sa table. Comme il pique une rondelle de saucisson il examine sa fourchette d'argent. Il ne manquait plus que ça, on a utilisé une lime entre les dents pour détériorer le métal. Il téléphone à sa mère qui ne parvient pas à la persuader qu'il s'agit seulement d'une usure naturelle. Il fait bombance.

Après le café il s'assoit à son bureau, soulève le couvercle de sa mallette dans laquelle il conserve ses notes les plus intimes. Il se relit plus d'une heure avec conviction, parfois à haute voix. Soudain il s'arrête net, s'étrangle. Un feuillet est renversé. Il n'a plus envie de rire. On n'a pas pu faire ça. C'était interdit, absolument interdit. On lui avait promis. Il a mal, il est sale. Il court dans l'appartement, renverse, bouscule, arrache tout ce qu'il rencontre sur son passage. Il pleure aussi. Il se couche dans son désordre. Demain il n'ira pas travailler. Il l'attendra. Comme ça.

Le temps de la nouvelle, mai 1984

dimanche 7 juin 2009

Le sel mat



Gage (sans rire)
tout d'abord on n'a pas compris ce qu'il voulait, entré comme un fou dans la chambre tapissée de rinceaux et de singes, lécha le carreau brisé jusqu'à ce que sa langue s'empale, on s'aperçut alors qu'il était nu, qu'il avait gardé un gant bleu à la main droite, se branlait entre pouce et index, punaises multicolores fichées dans ses fesses lisses (quelques grains de sang), rigoles de moutarde «à l'ancienne» sur les cuisses, une pipe allumée enfoncée dans le cul.
hilare, une trogne de con hurle: «FUME BIZUTH !! FUME !!»
quand le sperme jaillit il se laissa glisser par la fenêtre, on ne retrouva jamais « l'organe charnu fixé par sa partie postérieure au plancher buccal»


pour Victor
Nul n'a le droit d'être une île.
Ses moignons dans les cordes d'une guitare, la voix plane au-dessus du stade infernal. On le tuera plus loin, plus tard. Sur le terrain un camp unique (le regard des hyènes). Dans les mains des joueurs d'étranges battes, de curieuses raquettes. Hockey de sang. L'ordure militaire (cas d'illégitime offense) piétine.
Par grappes le souffle originel: «Viva la libertad !»



Un chasseur, vampire botté, plombe le vol miroitant des palombes. Le miel, le sucre fondu coule entre ses fesses poissant les plis, les poils. Et son chien (le dévouement des bêtes) lèche ce fatras de foutre et nectar.



Ton rire quartz au bord coupant du bol, zigzags de la langue lactée, papilles au bout des cils. Tu caraco/es à mon col et givres, mêlant l'épice et le soda, les coupures filigranes du rasoir.



J'aligne mes cadavres. L'un frémit encore encombré de varechs. Il vomit (un court espoir) oursins, étoiles de mer, poissons argentés et le dernier pastis. Une épouse agite ses bras, mange du sable, dans le sac de l'autre déjà dur et froid, un caillou sous la neige, je découvre un dentier de sorcière.



Enfoncé en elle, au cœur gélatineux d'une éponge (squelettes de joncs), à défoncer un ressac nocturne. Il ne l'a ouverte qu'un jour dans l'ombre pointilliste d'un poirier, traînaient des fruits entamés. Un tablier d'enfant essuya les traces blettes. Elle ne pleurait pas en ajustant le cartable sur ses épaules mates, ce n'était pas son premier coup.



Passagère(s) n°4, juillet 1985

L'ombre de quelqu'un





LPDA n°39, mai 1985

dimanche 31 mai 2009

Les mots, grippés



obligé, on a jeté l'ancre, il gèle star les balcons, le rhume bouche les trous, la tête cogne, pleine de pus, d'odeurs de pharmacie, il faut suer, cracher, éliminer, il faut en chier de rage, d'immobilité, il ne faut plus embrasser personne, de peur de transmettre la salive contaminé, le vibrion obstiné et rigolard, alors, peut-être, enfin, c'est l'occasion de tirer les draps, de rester peinard, de rêver tout son soûl, d'oublier les quittances, les soldes, les parades, c'est l'heure de ne plus penser au papier blanc, à l’histoire inachevée, peinard aux points de suspension...
puis ça revient, ténu d'abord, imperceptible, une encoche, ce n'est pas plus que ça, un coup de bec du de dans, un tout petit plus que rien, pas vie quoi fouetter un chat ou quiconque, on laisse faire, on. se gratte où ça démange, du côté des tempes, ce ne sera qu'un rictus, un coup fondu dans l'air du temps, ça va passer sans doute, se recroqueviller, mourir d'asphyxie, on ne veut pas y croire, ne peut pas, on a déjà donné, tous les jours depuis des mois (y compris fêtes), mouchons-nous, on ne risque rien, mais si, ça sort aussi, avec le jus, avec la morve, ça pendouille, ça dégouline, t'as le cerveau qui perd, 1'ombilic enflé, ça sent connue ça sent, les grands lis, l'a vieille pisse, question de goût ou de désir, de savoir faire aussi, allons-y pour le sirop, ça vous enrubanne ça vous pommade, ça vous taillade la peau, oh ! c'est Dieu qui parle, le pire et le meilleur, tire l'aiguille ma fille, l'écheveau traîne, on marche dessus, la muse per' ses voiles, on voit son cul, les poils, il y a du mou te dis-je, dos lignes fortuites, on n'en voit pas le bout, lève-toi, couvre-toi, bien et parle, là-bas on affûte la lame, on tresse la muselière, le fric ne change pas de camp, le temps presse, ça ne doit pas pourrir avant, se dévider Sans compter, le temps pressé, les collines brûlent, tant pis pour les vitres, les bibelots, les chers souvenirs, tant pis pour le rhume.
et puis, ce n'est pas plus que toi, tes yeux, ton ventre, tes glandes, dés mots.

Décharge n°26, mars 1985

L'onan de toi




LPDA n°27, février 1987

dimanche 24 mai 2009

L'homme tatoué

à Jean Q.


"Tu réussiras, vieux sorcier !"Je pensais à un mage. Mais, c'était trop fort ou trop délicat à prononcer. IL n'était pas vieux. IL avait Le même âge que moi. Ce n'est pas vrai. IL avait trois ans de plus. IL a encore trois ans de plus. Certains matins je veux croire que je suis beaucoup plus jeune. Je me fais peur dès que monte un orage, je frissonne exprès, je vais jusqu'à gémir pour qu'il sache que j'ai peur, que je joue à avoir peur, pour qu'il vienne et me cache Le visage avec ses mains qui sentent L'argile, le ventre des pintades, la fiente des pigeons blancs. Avant-hier nous avions Le même âge, exactement. Pas une minute de plus ou de moins. Bien mieux que des jumeaux. La même peau nous recouvrait. Je portais son ventre un peu lourd, un peu seulement. Il ne doit pas faire trop d'efforts, il a le dos fragile, il faut être patient. Il avait pris mes os, doucement, sans me blesser. Il voulait les voir de plus près, les Laisser blanchir au soleil. Je savais qu'il me les rendrait. "Tu réussiras vieux sorcier !" Je lui ai donné mes yeux, bleus. Il m'a donné Les siens, noirs. On a ri, il n'y avait pas de sang. Ce fut plus facile que ce qu'on veut bien dire. Au début ça piquait un peu, il fallait s'habituer. On y voyait. Pas mieux. Pareil.

Quand nous arrivâmes j'ignorais que nous étions arrivés. Il ne m'a pas touché. Je crois que je ne voulais pas. Je devais me déshabiller. Je Le regardais avec ses yeux, alors je me demandais si je me faisais bien comprendre. Tourné vers un chêne il comptait jusqu'à 147. Ce n'était pas un nombre au hasard ni le rappel d'un jeu d'enfance. Un mystère planait quelque part. Le soleil montait si haut que les arbres perdaient Leur ombre. J'avais envie de Les consoler ou de me coucher à Leur pied. Quand il se retourna je n'avais enlevé que mes chaussettes. J'ai toujours froid aux chevilles même en plein été. Je n'osai pas lui proposer de recommencer à compter. Je faisais semblant de me distraire en suivant des oiseaux que j'imaginais. Je sifflais. Mes yeux me regardaient, je me voyais donc sourire sans méchanceté, sans trop d'aménité. Il fallait bien se décider d'autant plus que la glaise qu'il avait apportée commençait de sécher, de se craqueter. Je ne pouvais pas tout enlever, tout montrer.

J'essayais parfois, la nuit. Curieusement la lune se voilait, les bougies s'éteignaient, un miroir se brisa. Je n'étais pas toujours responsable. Pendant les baignades, dans la rivière, je savais bien me cacher. Personne ne se doutait de rien, ils ne se doutaient pas que je savais bien me cacher. Quand le soir tombait j'aurais bien voulu tout oublier mais je me méfiais Trop excessif je me décevais. Je ne pouvais plus additionner les souffrances.

Je déchirai la chemise. Je n'étais pas très fort. Alors que nous marchions silencieusement vers le bois, il avait glissé dans ma main un canif. Devrais-je me couper le lobe de l'oreille, l'index ou le derrière du genou ? Ca ne me faisait pas peur. Je cicatrise mal. Les voisins s'inquiétaient, après. Ils m'évitaient craignant d'être dénoncés. Seul, j'y arrivais. Je m'appliquais beaucoup. Je ne buvais jamais mon sang au début. Puis, avec une paille que je choisissais méticuleusement. J'en possédais toute une collection. Je ne les utilisais qu'une fois. Je les rangeais dans le plumier de mon grand-père. Sur l'une d'elle une goutte de sang avait séché. Je pensais au coquelicot, au souffleur de verre, au rot de mon neveu. Donc, je prétextai une envie pressante. Caché derrière les buissons j'ôtais mon pantalon. Je ne sifflais plus. Je n'étais pas fier. Il s'avança vers moi me donna un léger coup de poing sur l'épaule comme un encouragement et s'agenouilla. Il fit rouler mon sous-vêtement. Je pensais à une marée de méduse, à un crachat sur une vitre, à un couloir de silex, à des escargots "se rétractant dans leur coquille en bavant à des bouteilles décapsulées, à des tickets poinçonnés, à des volailles évidées.

La salive coula dans sa paume. Il mâchait depuis notre rencontre du matin des brindilles d'arbustes dont j'ignorais le nom. Des globules glauques, des filaments de sang tremblaient dans ce jus verdâtre (il avait sorti une feuille de houx je n'osai pas l'interroger). Il prit mon sexe dans sa main - je crus que l'hiver nous surprenait - et le massa doucement avec la salive. J'aurais donné ma collection de pailles pour que cela fût agréable. Il me semblait que ce n'était pas vraiment ma chair qu'il touchait, elle rétrécissait, se repliait pour pousser à l'envers, dans mon ventre, elle trouait mes intestins, mon foie, mes poumons et peut-être mon cœur. Je sus que j'exagérais quand mon sexe boucha ma trachée et qu'il ressortit de par ma bouche. Il coupa avec ses dents une herbe longue, un peu velue et, à l'endroit de la blessure, de la cicatrice, l'enroula comme un ressort souple jusqu' au rebord du gland granité. Je pensais à une femme girafe, au fil à couper le beurre, à ma jambe coincée dans une canalisation. J'étais à nouveau entier, vêtu. Je me mis à courir, à sauter, à escalader les rochers, à grimper aux arbres, à prendre des poses extravagantes, à mimer un paon, un singe et Maë-West, à grogner, hennir, caqueter. J'eus envie de pisser et de chier. Je m'accroupis sur la bruyère. Il me conduisit à la rivière, me lava méticuleusement avec des gestes lents, précis, obsédants.

Il m'a plaqué contre un gros orme, à pincer la pointe de mes seins, posé ses mains sur mes épaules et appuyé fort, très fort, si fort. L'écorce s'incrustait dans mon dos et mes fesses. Je pensais à la nuit : de noce de ma mère, au vêlage, au buvard de l'écrivain. Il me retourna, ses mains enfoncèrent mes omoplates. Je pensais à la barbe du père Anselme, à des jeux sous l'édredon, à mon premier viol. Je n'étais pas aussi pur que je le disais. Je fumais des queues d'ail, buvais du vin sucré, mangeais la cervelle des lapins. Il me fit allonger, le ventre sur un lit de pommes de pin trop nombreuses et ordonnées pour laisser croire au hasard. Il m'écarta les jambes. Avec mes poings fermés je protégeais un peu mon visage. Il ne me le reprocha pas. Il fit rouler sur ma colonne vertébrale, en partant de la nuque, un œuf d'oie sauvage. Quand je sentis la coquille tiède forcer mon cul j'eus d'abord envie de sourire mais, à la première douleur, mes tempes se mirent à battre et je transpirai. Je pus articuler : "je connais un nid de chardonnerets, il est plein. "Il n'insista pas. Je lui rendis ses yeux et je repris les miens. Cette fois-ci on saigna. On allait trop vite. Je lui crachai sur les pieds et fus soulagé. Chacun son camp.

J'aimais bien ses yeux. Il me les rendra plus tard quand je serai plus vieux que lui (il me laissera gagner une fois). Je lui prêterai s'il le faut mon chat, mon costume d'Indien, ma chambre à air de vélo neuve. Je lui permis de casser l'œuf, de m'en badigeonner le corps. On changea d'endroit. Le blanc séchait «par plaques, crispait l'épiderme. Je rétrécissais, c'était agréable. Il me semblait que toute ma peau se joignait, se soudait. Il n'y avait plus d1 espace, d'organes, de viscères, de pets, de merde. A terre était préparée une vaste Litière avec des plumes de diverses tailles et couleurs, des morceaux de bois, des graviers, des oiseaux en putréfaction, des crânes de mulots, des piquants de hérisson, des peaux de serpents séchées et de la boue. Il m'y roula longuement. Ce fut un peu pénible. Je pensais à la mort du cochon, au crissement de la terre sous les dents pendant la saison des fraises, à la culotte maculée de ma petite sœur. Après, je pus dormir un peu.

Il peignit mes ongles, ceux des pieds aussi, d'une seule couleur changeante, entre le blanc et l'ivoire avec d'imperceptibles reflets rosés. Là, ses yeux me manquaient mais je ne pouvais plus les lui réclamer. On en racontait déjà beaucoup sur mes caprices. Ce n'était pas juste. Je me repliais. Je ne voulais voir personne. Je me cachais. Souvent j'habitais dans un vieux sac qui sentait encore le blé ou la pomme de terre. J'y dormais. Ma tête dépassait, pas davantage. Je restais là, longtemps, parfois plusieurs jours. Un soir je suis venu à table avec mon sac. J'avais fait quatre trous pour les bras et les jambes. Ils ont tous ri C'était mieux comme ça, on ne m'a pas obligé à l'enlever. Ma petite sœur, elle, a pleuré. Puis, un matin, je voulais sortir (je savais que ça ne durerait pas) , alors, j'avais envie de tout et de tout le monde.

Il a tracé sur mon corps des Lignes brisées, ondulées, des ronds, des ovales avec La glaise, des boues aux teintes franches. Je pensais au géranium à La libellule, à mon premier album à colorier, à Buffalo Bill. Je croyais être prêt. Il tressa mes cheveux, les enduisit d'un Liquide gras et parfumé au lilas, à L'encens, à l'algue, au crottin de cheval. J'étais un peu ivre. Ca me chatouillait. Il cerna mes tétons de bleu. Je me mis à bander, un peu. Je n'en étais pas très sûr. Je regardais entre ses jambes : rien. Je me faisais des reproches. J'étais trop exposé. Je voulais disparaître, être recouvert ou emprisonné mais surtout pas libre. Il couronna ma tête d'un casque étrange qu'il avait dissimulé sous Les fougères. Je ne fis que l'apercevoir. Une crête de coq ? une parure de reine ? Il suspendit à mon oreille droite un lourd bijou de fer. Je remuais la tête, des fils crochus caressaient mon épaule. Le soleil déclinait, mes mollets s'ankylosaient. J'avais faim et soif. Je me taisais. Je pensais à des punitions fictives, au coureur de Marathon, à La trachéite de Maria Callas. IL entoura mes fesses d'une sorte de pagne en raphia qu'il noua devant en soulevant mes couilles. Du crin, lié brin à brin sur mon sexe pendaient entre mes jambes comme une chevelure. IL introduisit dans ma bouche un ruban rouge, je Le serrai entre mes dents. Il glissa l'autre extrémité sous L'anneau d'or de sa main gauche. Puis, à l'aide d'un fragment de verre, à plusieurs reprises, il entailla mon ventre, juste sous le nombril. Il me pris par les épaules, me fit tourner sur moi-même. Le sang imbibait mes poils et le crin. Je ne pensais à rien. IL tendit Le ruban et marcha en direction des grottes. J'allais peut-être mourir. Ce fut comme un éclair. Je désirais traverser La rue principale du village.

Interventions à haute voix n°10, Juin 1984